Le corps du Yogin | 29/04/2012 |
Espace vibratoire tissé de souffle et de lumière, le corps du yogin est le miroir de l'Univers.
Tous ceux qui ont un jour tenté l'aventure du yoga sont en droit de se demander : Que «fait» au juste le yogin lorsqu'il pratique ? Quel est le sens ? En quoi réside la nature profonde de sa pratique aux multiples formes ? Cette question fondamentale suscitera nécessairement des réponses différentes. Le yoga n'est pas pour autant un art hétéroclite. Si diverses soient-elles, un point commun relie ces formes : la manière de concevoir le corps à la fois en connexion intime avec la trame cosmique, et, à l'image de celle-ci, comme miroir de l'univers.
On trouve trace d'une telle vision de l'être-en-connexion aux sources les plus anciennes de la tradition hindoue. Si cette conviction fit école, les raisons sont à rechercher dans l'importance accordée à l'expérience, à l'observation de soi, à la présence à soi-même, qui forme le cœur de toutes les techniques rassemblées sous le terme de yoga. Ainsi la sensation de ne faire qu'un avec l'univers, de ne former qu'un souffle, entrant et sortant du corps pour se verser dans le monde, qu'un corps, qu'une conscience, ne pouvait éclore que dans un contexte où la pratique était considérée et vécue comme fondamentale. Le sens du mot corps dans l'univers du yoga ne se réduit certes pas à celui de corps physique ! Le corps de chair est considéré en effet dans l'hindouisme comme l'une des trois dimensions parmi l'ensemble physique-subtil-causal (sthûla-sûkshma-kârana), ou comme la cinquième et la plus extérieure des enveloppes concentriques faites de nourriture (correspondant au corps physique), de souffle énergie, de pensée, de conscience intuitive, et de béatitude. Cet emboîtement, de l'extérieur à l'intérieur, comprend ainsi : annamayahosha, prânamayakosha, manomayakosha, vijnânamayakosha, ânandamayakosha. Le plus apparent, ce que nous appelons le corps physique, n'existe cependant que par la trame subtile, impalpable, qui le soutient, faite différentes densités, d'énergie, de conscience (et d'inconscient), de pure vibration spirituelle, suggérées par les kosha.
Ainsi, pour le yogin la réalité du corps est perçue sous le sceau d'une unité, certes différenciée, structurée par des densités variées. Parce qu'il est parcouru de flux de conscience et de souffle énergie, le corps vécu, habité, ne se ressent pas comme découpé en strates étanches, le corps d'un côté, l'esprit de l'autre, ni séparé du monde. Il s'éprouve comme un tout cohérent, vivant, dynamique, en osmose avec l'univers. Miroir de l'univers, le « corps » du yogin se vit dans une même respiration, et dans ce rythme partagé, il se danse dans une conscience émerveillée du Tout.
Un univers unifié par la circulation du Souffle de vie (prâna)
La langue sacrée de l'Inde, le sanskrit, possède une richesse lexicale étonnante. Pour désigner l'univers, par exemple, le sanskrit dispose de plusieurs termes, porteurs de sens nuancés ; deux d'entre eux, vishva et sarva, sont particulièrement intéressants pour notre propos. Ils dévoilent deux regards antagonistes sur la réalité universelle. Ceux-ci ne sont pas sans rapport avec les conceptions du corps ; dans les mythologies et les civilisations traditionnelles la conception de l'univers fait en effet souvent écho à celle du corps, microcosme et macrocosme étant perçus comme reflets l'un de l'autre.
Vishva espace dispersé, disséminé et sarva totalité unifiée :
deux manières de voir le monde
Vishva véhicule un sens de dispersion en direction de la multiplicité (suffixe "vi" indiquant la disjonction), de là l'idée de confusion mouvante. Le monde est vécu comme fragmenté, scindé, séparé de soi-même, composé d'éléments de puzzle éparpillés, dont la synthèse et le sens n'ont pu être reconstitués. C'est alors un état ayukta qui prédomine, c'est-à-dire non relié.
Sarva (tout, chaque) suggère au contraire une totalité unifiée, selon le Shatapatha Brâhmana XIII 1.8.7. Ce mot renferme par ailleurs un autre sens implicite livré par l'étymologie, selon le dictionnaire sanskrit anglais Monier Williams. Sarva serait lié à
sâra, issu de la racine verbale SR s'écouler, ruisseler, circuler. Le tout, microcosmique ou macrocosmique, est, selon cette approche, imaginé comme parcouru de canaux vibratoires où coule le prâna. La fonction de ce souffle énergie est de relier entre elles toutes les réalités. Grâce à cela le micro ou macro cosmos forme un ensemble de connexions « complètement adapté » (samrta).
Il est vrai que les hypothèses étymologiques sont toujours risquées ! Mais les textes anciens ne manquent pas d'y faire référence, parfois de manière assez fantaisiste pour un grammairien, mais toujours éclairante du point de vue de l'herméneutique. Pour en revenir à sarva (le tout, l'univers), le dictionnaire cité ci-dessus établit un lien avec les termes grec holos et latin salvus. L'intégrité (être un tout, sans scission), l'état de santé, la circulation et l'interrelation, sont ici mis en correspondance, rappelant que la santé se dit notamment en sanskrit aroga « état de non rupture », d'une part interne entre les divers éléments du corps-souffle-conscience, d'autre part externe par rapport l'environnement. On voit bien à travers ces quelques éléments de l'imaginaire de l'Inde ancienne que la réalité universelle, la vie, la santé sont perçus comme des processus dynamiques, présentant de fortes analogies. Ces diverses réalités apparaissent comme tissées en une trame unique, en un espace vibratoire, lumineux, infini, nommé âkâsha.
L'espace (âkâsha) comme trame vibratoire
En toute logique, les connexions ne pourraient apparaître et fonctionner sans la présence d'un unique substrat, une trame originelle. Cet espace vibratoire se dit en sanskrit âkâsha ; le traduire par espace ou éther est courant mais insuffisant, car cela ne tient pas compte de l'image suggérée par la forme â-kâsha : kâsha lumière, luminosité, est précédé du préfixe "â" (à partir du centre, vers le centre). Ce qui confère à ce mot le sens dynamique de lumière irradiante. Le Shivaïsme du Cachemire (XIème) apportera une valeur de vibration, de pulsation, à cette réalité, telle un océan infini, ondoyant de lumière, en laquelle sont contenues et inter reliées toutes les autres. Pour le yogin qui a percé à jour les apparences « physiques », le corps, à l'image de l'univers, naît, vit et se résorbe en cette trame vibratoire, irradiante, tissée de souffle, de conscience et de lumière.
Une telle perception intuitive, capable de ressaisir la totalité de soi et du monde, éveille le sentiment d'appartenance au sarvam, et l'émerveillement ! C'est grâce à elle seule que l'on entre en consonance avec le reste du monde, comme avec soi-même. Déjouant les jeux de nirrti, la puissance de désarticulation, de désagencement, celui qui est attentif aux jonctions, (le yogin), ne connaît plus l'étouffement suscité par nirrti. Un climat de confiance a remplacé l'angoisse, il a réalisé le contact avec les dimensions plus profondes, et de ce fait plus universelles, de son être. Il n'est plus étranger à lui-même, ni au monde.
L'intuition des connexions cachées : la vocation du sage (kavi)
Un leitmotiv revient, sous différentes formes, au fil des textes sacrés, Veda, Upanishad ou Tantra : il s'agit de l'injonction à déceler les connexions cachées (nidâna dans les Veda, upanishad qui a donné son nom aux textes spirituels bien connus). Cette investigation a pour but de prévenir les désarticulations qui menacent l'harmonie du cosmos ou le désagencement interne de la vie, d'une part, et de faire découvrir d'autre part le lien originel, l'identité mystérieuse, entre le Soi (âtman) et la Réalité universelle infinie (Brabman).Telle est la vocation des kavi, sages poètes védiques, doués d'une vision pénétrante et de sensibilité : susciter la prise de conscience des correspondances invisibles mais fondamentales qui sous-tendent toutes les formes de vie et d'existence, en leurs dimensions les moins évidentes. Ce rôle est essentiel car il met en œuvre le sens intuitif de l'harmonie, non pas homogène et lisse, mais incluant concordances et discordances, comme l'enseigne la danse de Shiva-Natarâja. A son image, le yogin sait qu'il faut inlassablement veiller à laisser se renouveler l'harmonie dynamique de la Vie : la cohésion interne en dépend, qui caractérise l'être bien centré (sukha traduit par « agréable », « heureux »). Sans cesse il faut donc écouter, adapter, réinventer, les modulations de la vie, en ses formes et ses structures. C'est ainsi que l'on devient yuktâtman (yukta-âtman) doté d'une « pensée souple et intense », selon le Bouddha, d'une « âme ajustée » qui pénètre la réalité de l'univers (sarvam), selon les Upanishad. Ainsi, l'une des réponses à la question posée tout au début, sur la nature véritable du yoga, ne serait-elle pas qu'il touche à la compréhension de cette vie, inconnaissable en ses mystères, dont chacun est le dépositaire plus ou moins conscient ? Cette compréhension n'est pas monolithique, ni statique, elle correspond bien plus à un processus d'éveil intégratif au sein duquel le yogin œuvre comme un artiste en symbiose avec le matériau (sonore, plastique... ) mais pour lui le matériau de son art est la vie même, son souffle, sa pensée, son corps. Il devient progressivement le sujet, le moyen et l'objet d'un art des métamorphoses lié à la connaissance de soi.
Quant au rapport vishva / sarva, monde morcelé / monde unifié, les textes anciens du yoga, selon Gorakhnâth, les Upanishad, les Tantra... sont unanimes, c'est la perception de soi réunifiée qui achemine vers une vision du monde intériorisée, ouverte et en connexion. Cette analogie repose sur le fait qu'au sein de l'espace restreint du miroir, la variété des reflets est rassemblée, unifiée, inter reliée. De même le yogin fait-il l'expérience de son corps comme un espace vibratoire tissé de souffle et de lumière, miroir de l'univers aux multiples dimensions. En cet espace vivant, trame, reflets et regard lui apparaissent comme autant d'aspects d'une même réalité, la lumière de la Conscience Énergie. Il faudrait mentionner à ce propos l'immense richesse que la pensée indienne a apportée au monde des idées concernant la vie de la conscience, mais cela dépasserait le cadre de cet article.
La vie dans l'instant, un jaillissement !
« Quand l'être est scindé, il crie, il se traîne, gâchis, grisaille. Quand il est un, il jaillit dans la lumière. » Charles Juliet, Affûts, 1990.
En accord avec le sens premier même du mot yoga, le mystère de la vie, bien qu'inexprimable, pourrait se traduire ainsi : percevoir et raviver le lien, les liens, qui nous unissent aux autres êtres, mais aussi à nous mêmes et à l'univers, à travers ces vivantes connexions que sont le souffle, la pensée, la sensation, la mémoire, l'imagination, les sentiments, le mouvement... Ces divers éléments sont eux-mêmes perçus par les yogin comme des manifestations du prâna (Souffle de Vie), de cit-shakti (Conscience Énergie), ou du Brahman... selon les approches.
La philosophie de l'Inde, de toute évidence, a exprimé une compréhension de l'existence pleine de générosité et de promesse à travers son approche unifiante, symbolisée par une trame (dans l'ordre de l'espace). Celle-ci a pour corollaire, dans l'ordre temporel, l'intuition de l'instant présent, éternel. Le yogin, désolidarisé des complications mentales suscitées par l'ego, vit au présent, dans une infinie et limpide présence à soi-même et au monde. Dans le commentaire de Kaiyata (XIème s.) des Yogasûtra de Patanjali, il est dit :
« Seuls les yogin connaissent l'instant présent. Ils connaissent ainsi les trois temps (passé, présent, futur), à la différence des hommes ordinaires qui dans le monde ne saisissent pas l'instant. »
Pour ces yogin le temps n'est alors plus perçu que dans la vibration de l'instant présent, toujours nouveau, et non plus dans son écoulement, caractérisé par une tension passe futur. Dans cet « ici et maintenant » se noue une connexion harmonieuse entre soi et le monde, entre l'intérieur et l'extérieur ; mais ce mot a-t-il encore un sens dans ce cas ?
En dépit de leur complexité, les doctrines philosophiques qui ont émergé dans le monde indien, inspirées par le yoga notamment, ne sont pas des spéculations déconnectées du chemin de la vie. Elles s'enracinent dans l'expérience du méditant. Elles visent son accomplissement, et considèrent pour cela l'homme au cœur de l'univers, établissant entre celui-ci et le cosmos nombre d'analogies et de correspondances (upanishad). Un tel réseau d'inter relations micro et macrocosmiques a pour but d'éveiller à une prise de conscience, ou peut-être à une réminiscence, celle d'un lien puissant, pré-établi, avec l'univers, mais oublié sous l'écume des choses innombrables qui peuplent la pensée.
Auteur Colette Poggi
avec l'aimable autorisation de la Revue Infos-Yoga
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