Destination Rishikesh | 21/12/2018 |
À Rishikesh, il ne se passe rien. Mais tout arrive ! L'ashram semble toujours désert et endormi : il est loin de ressembler à une ruche bourdonnante d'activité et, somme toute, le train-train quotidien y paraît assez morne. Le visiteur a peine à croire que d'ici même, de cette rive perdue du Gange, est partie une impulsion dont les échos se répercutent dans le monde entier. Sans doute l'ashram est-il moins actif maintenant qu'au temps où le maître était en pleine possession de ses moyens physiques et qu'il animait son domaine de son dynamisme débordant, incitant tous et chacun au travail. Mais les véritables événements sont surtout intérieurs et passent inaperçus aux yeux des tiers. C'est ainsi que la rencontre qui va se produire d'ici quelques minutes et à laquelle je ne m'attendais nullement, constituera un des événements majeurs de mon séjour à Rishikesh ; cependant vu de l'extérieur, rien ne va se passer ou si peu.
La rencontre
II est près de six heures du soir et j'ai terminé mon repas. Il fait encore chaud, mais une chaleur agréable, aérée. Le soleil éclaire maintenant la berge et les monts situés sur la rive opposée et, comme il descend vers l'horizon, ses rayons obliques, confèrent au paysage un relief étonnant. Comme l'air est très sec et limpide, il n'y a pas cette vague brume qui plane l'été dans nos régions quand tout le soleil baisse. Les moindres détails prennent à cette heure une netteté extraordinaire et les arbres de l'autre versant semblent s'être rapprochés presque à portée de main. Je compte descendre vers le fleuve, m'étendre au soleil, y relire des notes et faire quelques respirations. Cela meublera le temps creux entre le repas du soir et le satsang. Je marche sans me presser vers mon coin favori, une langue rocheuse en forme de terrasse naturelle sur laquelle le fleuve a déposé du sable fin et qui est comme une plage surélevée surplombant l'eau, mais, qui doit être submergée au temps de la mousson. À cet endroit, je suis toujours certain de trouver le calme et la paix, tout en restant à proximité de l'ashram. Pour y arriver je dois passer devant quelques bâtiments isolés et bien que je sois déjà passé tant de fois sur ce même sentier sans rencontrer âme qui vive, ce soir je serai empêché d'aller jusqu'à « mon rocher ». Quand j'arrive à la hauteur d'une maisonnette en bordure du fleuve, une porte s'ouvre, un homme sort, ses clés à la main pour boucler le cadenas : encore quelqu'un qui ne désire pas se faire piller par les singes ! Il est grand, très droit, vêtu d'un dhoti non pas orange mais presque jaune ; sa barbe poivre et sel, ses cheveux blancs lui retombent sur la nuque, mais tous ces détails je ne les noterai qu'après coup. Pour l'instant mon regard est capté par les yeux de l'inconnu et un mystérieux contact s'établit aussitôt entre nous sans autre préambule il me demande :
- Que viens - tu faire en Inde ?
- Je viens visiter votre beau pays, mais surtout étudier le yoga...
- Alors entre !
Il rouvre la porte et nous pénétrons ensemble dans son logis. La pièce où il m'accueille n'a que trois mètres sur six environ, elle est sommairement meublée d'une armoire bourrée de fioles et de flacons ainsi que d'une table de travail. Nous nous asseyons par terre et nous conversons comme si nous nous connaissions depuis des années :
- Tu es le premier occidental que je rencontre qui s'intéresse à ce point au yoga, me dit-il, et cependant j'ai connu bien des occidentaux...
La vie d'un yogi
C'est ainsi que, d'une façon inattendue, j'ai fait la connaissance de ce que j'appellerai un fantassin du yoga, si vous m'autorisez à associer ces deux termes. le veux dire qu'habituellement nous partons à la recherche d'un Maître comme Swami Sivananda, et que nous avons rarement l'occasion de rencontrer un yogi « ordinaire » qui ne désire pas avoir des disciples et dont la seule ambition est de réaliser le yoga dans sa personne. Voici son histoire telle qu'il me l'a contée. Son âge actuel est de 73 ans : il pratique le yoga depuis 30 ans mais c'est d'une façon surprenante qu'il y est venu. Il était officier de police au temps de la domination britannique et comme la police indienne était contrôlée par les forces armées anglaises, il avait beaucoup de contact avec les militaires britanniques :
- Les Occidentaux ont appris beaucoup de choses, mais, à part l'exactitude, je ne leur dois pas grand-chose qui soit valable. A leur contact j'étais devenu un « chaine-smoker » j'allumais ma cigarette avec le mégot de la précédente, je buvais du vin, je faisais de la lutte et j'allais danser bien que marié et père de famille. C'est alors que j'ai rencontré mon Guru...
Il ne m'a pas révélé le nom de son Maître, ni dans quelles circonstances il l'avait rencontré, mais son gourou et le yoga eurent aussitôt une grande influence sur son comportement, et petit à petit il s'amenda. Quand les autres disciples du Maître lui demandèrent pourquoi il s'occupait d'un homme tel que lui, le Sage répondait : « Je suis un médecin des âmes. Cet homme là est malade : le médecin doit-il s'occuper des bien portants ? » Et il continua à l'initier au Raja- Yoga surtout. (Les yogis ne prononcent pas Raja- yoga tel que cela s'écrit mais bien « Radj-yôke ») II voyait rarement son gourou mais respectait strictement ses instructions et pratiquait son « yoke » avec ardeur, sincérité et persévérance. Quand vint l'âge de la retraite, il décida de renoncer à la vie du monde et s'en fut sur les routes, bol à la main, laissant son épouse sous la garde du fils aîné : grâce à sa pension, elle ne manquerait de rien. En Inde, cette pratique est courante et souvent des hommes occupant des postes très élevés, en fin de carrière abandonnent leurs biens et s'en vont dans les forêts et les jungles à la recherche d'un gourou. Ils se rendent aussi dans les lieux de pèlerinage, où se rassemblent les sages et les yogis. Originaire du centre de l'Inde, il remonta le cours du Gange et sa route le mena d'un ashram à un autre, pratiquant le yoga et méditant dans ses cavernes et le long du fleuve.
Rishikesh
- C'est ainsi que je suis arrivé à « Muni-ki-reti » au Ram Ashram où j'ai connu mon maître actuel. Muni-ki-Reti est une ville située dans l'Himalaya, plus haut que Rishikesh. J'y ai appris la médecine ayurvédique et l'homéopathie et si je suis maintenant à Rishikesh, c'est pour aider à soigner les malades des environs qui viennent chez Swami Sivananda.
Je lui demandai si sa femme et ses enfants savaient où il vivait :
- Au début, je leur écrivais parfois, puis plus rarement et maintenant plus jamais. Le temps a passé, ils savent que je suis à la recherche de la Réalisation et que j'ai besoin d'être libre pour l'atteindre.
- À mesure qu'ils vieillissent, me dit-il, les yogis remontent toujours plus haut vers les sources du Gange pour y trouver plus de solitude. Je ne suis pas encore assez avancé ni assez pur, parce qu'alors j'abandonnerais aussi ceci, ajouta-t-il, en montrant l'humble logis qui l'abritait, et j'irais vers les solitudes glacées, vers les neiges éternelles. Mais je ne suis pas encore prêt. Je me remettrais en route et je redeviendrais moine mendiant. Dans mon pays, ce n'est pas une honte d'être Moine mendiant et de demander l'hospitalité aux villageois : elle vous est due. Mais je ne peux pas encore le faire. Je ne le pourrai que lorsque réellement je sentirai que tout homme est mon frère ou mon père et que toute femme est ma sœur ou ma mère. Alors, je repartirai et le soir j'entrerai dans la première maison rencontrée, aussi humble soit-elle en disant : « Ma (mère), j'ai faim, donne-moi à manger ».
Lui ayant alors demandé pourquoi il irait dans le haut Himalaya, il me répondit que c'est là-haut seulement qu'il trouverait les vrais yogis qui vivent dans des endroits inaccessibles. La question suivante fut assez indiscrète, puisque je désirais savoir s'il ne regrettait pas d'avoir quitté les siens. Il me répondit : « Les miens » ? C'est toi tout comme mes voisins, ce sont les oiseaux, les fleurs, les arbres, la montagne et le soleil. Je ne me sens réellement séparé de personne. »
- Mais pourtant, ajouta-t-il, je ne veux compter sur personne. Si je pense de toi : « C'est un ami, il va m'aider » et que tu m'oublies, je serai peiné et déçu, tandis que si je n'attends rien, je n'aurai aucune déception. Si je quitte petit à petit les hommes pour aller vers le Haut-Himalaya, c'est pour me trouver dans l'immensité et la grandeur de l'éternité et me préparer à vivre consciemment la grande dissolution. Elle viendra fatalement ! Pourquoi dois-je donner aux autres le spectacle de la décrépitude finale ? Je disparaîtrai sans que les miens aient du chagrin, ni personne d'ailleurs, ni moi-même non plus car j'espère avant cela avoir réalisé mon unité avec le Cosmos »
En occident, nous nous demandons parfois comment des hommes finissent leurs jours dans une caverne de l'Himalaya. Voici un des leurs qui s'y prépare depuis trente ans. Il n'a pas d'ambition, ne désire pas devenir un Maître célèbre, ne cherche pas à avoir de disciples mais uniquement à se perfectionner et à se purifier, à se rapprocher de la Conscience Cosmique. Je me sens auprès de lui comme un fils en présence de son père. « Peut-être avons-nous été frères dans une vie antérieure, me dit-il en tournant vers moi ses yeux pleins de bonté...Tu as dû vivre de nombreuse fois dans ce pays pour te sentir ainsi attiré par lui. »
De telles phrases prononcées en Occident, feraient sourire ou hausser les épaules et je ne désire pas prendre position vis-à-vis de cette question. Mais venant de lui, je ne songe pas à sourire. C'est effectivement comme si nous avions déjà passé toute une vie ensemble, tant nous nous sentons proches quoique si différents en âge, apparence, formations, ambitions, etc. Ses paroles me remémorent soudain cette intense et inoubliable émotion ressentie dans la campagne de Jaipur : tandis que la voiture cahotait sur la route et que je suivais le défilé monotone et rigoureusement pareil au long des kilomètres, à un endroit précis j'ai eu la nette sensation de bien le connaître jusqu'au fond de moi-même comme un exilé qui se retrouve au pays de son enfance, quitté depuis très longtemps. Cette émotion était si intense que j'ai dû à grand peine refouler des larmes et j'ai été incapable d'articuler un mot pendant de longues minutes. Pourquoi à cet endroit, rigoureusement pareil à tant d'autres paysages rencontrés au fil du voyage ? Que c'est étrange ! N'avez-vous jamais éprouvé au cours de votre vie un tel sentiment d'irréalité, de rêve ?
La journée d'un yogi
Revenons à notre yogi ! Sa vie est réellement occupée par les soins aux malades qui l'accaparent de neuf heures du matin à six heures du soir, heure à laquelle il ferme la porte du kutir et s'en va solitaire, au bord du fleuve, pour y méditer sur une petite plate-forme et où dorénavant, chaque soir, je me joindrai à lui et où nous pratiquerons en commun. Après sa méditation vespérale, il prépare lui-même son repas et soigne sa vache. Il est très sobre : son repas consiste en un peu de riz, accompagné de pois, ou de légumes de saison (très peu) ou des fruits et un bol de lait. Puis il lit et il étudie. Il reçoit des revues occidentales et j'ai pu apprécier qu'il se tenait au courant des dernières acquisitions scientifiques, notamment en physique nucléaire et qu'il lisait les grands penseurs occidentaux Eddington et autre James Jeans.
Vient ensuite une méditation plus longue, puis, vers onze heures, le coucher sur la dure. Réveil à quatre heures. Lever, ablutions, méditation, puis à sept heures, premier repas de la journée. Bien qu'il ne pratique que fort peu de Hatha -Yoga, il est en parfaite santé. Ses bras sont musclés et sa poigne solide, comme celle d'un Dhirendra Brachmachari. Voilà un authentique descendant des anciens Rishis de l'Inde.
Nous aurons chaque jour une conversation à la même heure, jamais bien longue. Nous échangeons fort peu de paroles, mais les minutes de silence passées en sa présence comptent parmi les souvenirs les plus prenants et les plus précieux de ce voyage. Chaque jour, donc, à six heures du soir, nous nous installerons côte à côte sur une petite terrasse des ghats de l'ashram et nous ferons Tratak sur le fleuve durant vingt minutes, sans bouger. Je devrai m'y reprendre à plusieurs fois parce que les yeux me piquent et que les larmes les envahissent, mais lui reste immobile, à la fois présent et absent, concentré, le regard fixé sur un tourbillon du fleuve. Pour ma part, je fixe la pointe d'un roc sur l'autre rive, qui fait comme un point noir et rond tandis que sur le fleuve, mon regard a tendance à suivre le fil de l'eau. Extérieurement, rien ne se produit. Il y a là deux hommes, assis sans bouger qui regardent un fleuve...
À l'Ashram rien ne se passe....
Actuellement, rentré en Occident, il m'arrive souvent vers vingt-deux heures exactement, de me souvenir de mon ami yogi et de m'asseoir en pensée à ses côtés au bord du Gange, car, avec le décalage horaire, il est à ce moment dix-huit heures à Rishikesh : je le vois fermer sa porte et j'imagine sa haute silhouette se diriger vers le petit promontoire où il s'installe à cette heure. Je me sens alors aussi proche de lui que si j'étais effectivement à ses côtés : la distance compte- t-elle ?
Onze heures du soir...
Je n'ai pas sommeil et je n'ai nulle envie de me coucher maintenant. La lune s'est levée et gravite très haut dans le ciel, brillante et nette et l'œil nu distingue son relief qui y crée des dessins bizarres. L'air est d'une tiède fraîcheur et n'ayant pu me rendre à mon coin de prédilection tout à l'heure, pourquoi n'irais-je pas maintenant ? Je n'y suis jamais allé de nuit. Mais peut-on dire qu'il fait nuit sous cette lune ? Je passe devant le logis de mon nouvel ami yogi. Peut-être médite -t-il encore maintenant ? Il n'y a pas de lumière ni de bruit. Je continue mon chemin et me voici sur la terrasse naturelle couverte de sable. J'ôte mes sandales pour sentir le sable se mouler sous mes pieds, ce que je ne peux faire le jour car il est brûlant, mais maintenant, il est frais et donne presque l'impression de marcher dans de l'eau. Sous la lune, le paysage revêt un aspect inhabituel : le sable paraît presque blanc et les rochers se découpent avec netteté, ciselés par la lumière. Voici le gros rocher où j'aime m'adosser le jour. J'ai pris soin d'apporter mon plaid que je déploie sur le sable. Je m'assieds en lotus, le regard tourné vers le fleuve et me voici immobile, devenu semblable à l'un de ces rochers. Aucun bruit ne parvient à mes oreilles sauf le coulis de l'eau, devant moi, en contrebas. Le fleuve me fascine car chaque tourbillon et chaque vaguelette s'anime de lumière. Je suis parfaitement conscient et lucide, mais je ne pense pas, ou plus exactement je ne réfléchis pas, je me contente d'être présent, spectateur immobile et j'ai la sensation étrange d'appartenir maintenant au paysage, d'avoir été absorbé par lui. Je ne songe ni à bouger ni à regarder l'heure ni même à tourner la tête. Je perçois seulement les effluves de la nature. Il me semble que si je remuais et si je marchais je profanerais la paix qui s'exhale du site.
A force d'être monotone et continu, le bruit de l'eau devient presque du silence. Ce n'est pas une méditation à laquelle je me livre, ni une relaxation, je ne pense même pas au yoga ni à faire un « exercice » quelconque. Il me suffit d'être présent, conscient, en un mot « d'être » sans songer à hier ou à demain. Je suis heureux de contempler ce paysage sur lequel le temps n'a pas de prise, qui est hors de cette folie de changement à outrance qui, en Occident, nous emporte dans son tourbillon, et où même les paysages se transforment en quelques années. Aucune lumière ne brille, aucune présence humaine ne se révèle. Je comprends maintenant cette soif de solitude de ces yogis qui désirent être face à face avec la nature immuable.
Auteur : André Van Lysebeth
Paru dans la revue Yoga no 35 en Juin 1966
avec l'aimable autorisation de Luc Van Lysebeth
Transcription Claudine Foulon
Avec l'aimable autorisation de la Revue Infos Yoga
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