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Tantrisme Shivaïte du Cachemire 23/10/2019

Les six Darshana


Dans la philosophie classique indienne,  il existe principalement six points de vue sur la réalité appelés Darshana. Ces approches différentes sont appairées selon le principe suivant : chaque paire comporte une méthode expérimentale et une méthode théorique.  Les deux premières approches s'occupent du monde impermanent, c'est à dire du monde apparent et objectif. Il s’agit du Vaïshéshika, qui étudie le particulier, l’expérimentation scientifique et de son pendant, le raisonnement logique, appelé le Nyâyâ.


Viennent ensuite les deux aspects qui étudient l'intuition profonde et les rapports entre les hommes, les esprits et les dieux : Le Purva Mimansa expérimente l'efficacité des rites qui permettent d'établir un contact avec le monde céleste et de l'influencer, alors que  le Vedanta s’occupe de l’aspect purement métaphysique et universel de la réalité appelée Brahman.


Enfin, les deux derniers points de vue,  étudient les aspects permanents du monde. Le Yoga a pour objet l'introspection, ou le microcosme du monde intérieur de l'être vivant, et le Samkhya s'occupe de la nature de l'univers, ou du macrocosme du monde extérieur.


Le Samkhya semble être l’un des systèmes philosophiques les plus anciens de l'Inde. Il signifie énumération ou dénombrement des principes créateurs du monde (tattva). Il existe au moins deux dénombrements différents : l'un est le système classique, qui établit 25 principes élémentaires, l'autre est le système tantrique, qui comporte des divisions plus subtiles et qui établit 36 principes.


L’objet de cette introduction est de présenter le système tantrique à travers le système énergétique de la Kundalini qui contient en son sein les 36 niveaux de la réalité.  Le tantrisme démontre à travers ce système, une vue profonde, aboutissant finalement à un système non dualiste, soit l’émanation de la conscience de Soi vue comme le couple indissociable formé par Shiva-Shakti (Conscience et Énergie).


Si ce système est un héritage sans égal dans la compréhension du vivant, il serait illusoire néanmoins de penser qu’il serait le seul à expliquer la réalité.  La réalité est, par définition, débordante à chaque instant, elle est une et indivisible, spontanée et inexprimable, englobant toutes les activités et les sentiments humains. En définitive, nous sommes conditionnés par le point de vue que nous avons sur elle. Ce n’est pas tant notre environnement qui pose problème que la façon dont nous nous situons à l’intérieur. Quelle conscience avons-nous de notre être ? Là se trouve la Réalité.


Le Tantra


Le tantra désigne un courant spirituel majeur codifié dans des textes sanskrits appelés tantras ou agamas. Le tantrisme est le nom donné en français pour désigner cette philosophie  pratiquée principalement en Inde et au Tibet. Les tantras sont apparus tardivement au plus tôt vers le IVème siècle de notre ère et de manière plus prolifique entre le Xème et le XVème siècle de notre ère. Durant cette dernière époque, le tantrisme a trouvé une terre d’élection particulièrement favorable au Cachemire avec ce que l’on nomme le Shivaïsme tantrique non dualiste du Cachemire. Le maître le plus connu de cette tradition est Abhinavagupta qui a repris à son compte la description des 36 tattvas. Ce grand maître et grand philosophe fut reconnu de son temps, il a traversé plusieurs écoles, toutes inspirées du Shivaïsme et nous a laissé une glose abondante et détaillée.


Bien que le tantrisme soit une philosophie relativement tardive, les adeptes du tantrisme, (tantrika), considèrent que le tantra a toujours existé, qu’il est auto-révélé, et qu’il a été transmis de manière secrète jusqu’à nos jours. À l’image d’une rivière souterraine, le tantra ressurgit à certaines époques pour éclairer et libérer les hommes de leur devenir conditionné et limité. De ce point de vue, le tantrisme est une voie moderne, mieux adaptée à l’époque actuelle dite du Kali Yuga. Selon la tradition védique des cycles du temps, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et l’apparition de la force atomique, il est fort probable que nous nous trouvions actuellement à la fin du cycle du  Kali Yuga. Cette ère est considérée comme étant l’âge de fer de l’humanité, un âge réputé comme étant le plus perturbé et le plus dégénéré.


Sur ce message particulièrement d’actualité, le mariage de l’individu et de son environnement a toujours été une pierre d’achoppement dans toutes les religions et les philosophies humaines. En effet nous avons d’un côté l’individu doué de conscience et de l’autre des forces naturelles qui conditionnent favorablement ou défavorablement le sujet de l’expérience. Cette dualité est inévitablement source de conflits, de heurts et de souffrances  mais également de plaisirs, d’émerveillements et de jouissance. La confrontation entre les besoins du corps et ceux de l’esprit a conduit inévitablement à des approches différentes. En effet les besoins du corps semblent en contradiction avec ceux de l’esprit. Les premiers se rattachent aux  plaisirs de la chair alors que les seconds aspirent à une autonomie de l’âme. Le plaisir des sens engendre une plénitude incomparable ainsi qu’une réalisation véritable alors que la pureté de l’esprit s’affranchit des liens matériels et libère l’individu  de toute condition sociale. Comment réconcilier ainsi l’individu et l’univers, comment rendre à l’individu sa liberté ?  Telle a été la question centrale des grandes philosophies humaines.


Les religions majeures y compris l’hindouisme préconisent l’observance de règles morales pour ne pas succomber aux pièges tendus par les tentations du monde. Il y est souvent question d’ascèse et d’assèchement des désirs pour trouver une paix intérieure parfaitement isolée des affaires mondaines. 


Par exemple dans le yoga de Pantajali se trouve des réfrènements appelés Yama :


  • Ahimsa : la « non-violence » universelle, la bienveillance, ne pas tuer ou blesser des êtres vivants, en pensées, en paroles et en actes, directement, indirectement ou par consentement
  • Satya : la « véracité », la sincérité, permet d'agir de façon juste, avoir une vue impartiale des événements, pour le bien de toutes les créatures4,
  • Asteya : l'« absence de vol », l'honnêteté, la probité, permet de profiter sereinement de l'existant,
  • Brahmacharya : « Comportement qui mène au Brahman » (contrôle des sens), la modération dans les désirs (chasteté), évite le gaspillage d'énergie,
  • Aparigraha : la « non-possession » de biens, le détachement, contentement (santosha), l'absence de convoitise, procure une sorte de sécurité émotionnelle et de stabilité, permettant à l'esprit de se concentrer sur des sujets plus spirituels.

et des observances appelées Niyama :

  • Shauca : pureté, propreté, honnêteté,
  • Santosha : la modération (contentement de peu), satisfaction, sérénité,
  • Tapas : la force d'âme acquise par l'ascèse, chaleur, ardeur, austérités,
  • Svâdhyâya: la connaissance acquise par la lecture des textes sacrés,
  • Ishvarapranidhâna la foi acquise par la méditation, consécration à Dieu
    et dévotion au Seigneur.


Dans le yoga de type vedantin il est également préconisé les règles suivantes :

  • Il faut toujours dire la vérité.
  • Il ne faut blesser personne.
  • Il faut avoir de la compassion pour tous les êtres vivants.
  • Il faut aider les autres dans la mesure du possible.
  • Il faut avoir une maîtrise complète de soi sur les désirs de toutes sortes.
  • Il ne faut jamais être jaloux du bonheur des autres mais y trouver sa joie.
  • Il ne faut jamais avoir recours à des actes d'injustice.
  • Il ne faut pas parler beaucoup ou sans but.
  • Il faut rejeter et renoncer aux imprégnations des vies antérieures.
  • Il faut abandonner les désirs et vénérer la divinité de son choix avec une dévotion totale.
  • Il faut cultiver l'amitié avec les pieux, les justes et les sages.
  • De plus il ne faut  rien faire qui puisse causer chez l’autre la perte de la foi.

Ces règles morales correspondent à des époques où l’humanité pouvait se projeter dans un monde pérenne réputé juste et meilleur. Aujourd’hui, nous avons à gérer une planète surpeuplée qui engendre des tendances au chaos et à la destruction. Dans les civilisations modernes dites avancées, nous connaissons un prélèvement déraisonnable des ressources naturelles. Notre consommation effrénée qui brûle tout sur son passage provoque un réchauffement climatique général. Les modes de vie proposés sont principalement tournés vers les plaisirs, les jeux, les divertissements et les réseaux sociaux. La morale religieuse recule et les comportements deviennent plus individualistes, plus excessifs, plus violents, plus extrêmes…


Pourtant dans l’absolu, il n’y a pas un temps qui soit meilleur qu’un autre, chaque époque comporte sa vérité et procure toujours des possibilités d’accomplissement et de connaissance de Soi. C'est ainsi que le tantrisme se trouve la voie la mieux adaptée à notre époque, elle est la plus pertinente et la plus aboutie de toutes les philosophies humaines, elle est moderne et ressurgit puissamment dans cette époque troublée.


Le tantrisme dans son essence prône l'union de la conscience et de l'énergie, de même il  préconise l’alliance de l’ascèse et des plaisirs. Sa grande originalité et sa grande pertinence est de réconcilier l’individu et le monde. En vérité, selon le Tantra, le Samsara (la roue du temps et des épreuves) est identique au Nirvana (l’extinction des perturbations et des souffrances), l’individu est identique à l’Univers et l’individu s’élève par là même où il chute comme il se libère avec les liens qui l’emprisonnent. Le tantrisme glorifie l’individu conditionné et limité qui expérimente les sensations et la vie dans le monde, car cet individu, malgré ses tares et ses empêchements est bien le centre de tout l’univers. Mieux, l’individu limité est l’aboutissement de toute la création, il en est le but, la visée ultime, il est un joyau de perfection. Le Tantrisme intègre toute la multiplicité et la dualité dans un principe unique absolu qui est une conscience douée d’énergie.  Cette conscience en acte se ressent fondamentalement comme étant une personne, un individu. « Je suis Cela, Cela je le suis, Je suis Je ».


Contrairement au Vedanta, le tantrisme est foncièrement amoral, (et non immoral), c’est-à-dire qu’il préconise de suivre l’énergie dans sa sensation pure, débarrassée des préjugés et des contingences socio-culturelles ambiantes. Le tantrika n’est pas prêt à renoncer aux plaisirs du monde, au contraire, il revient au Désir premier. Nier l’efficience du désir, nier son évidence revient à nier la vie même. En effet, sans désir, il n'y a plus rien, aucune ambition, aucune aventure, aucun amour, aucune procréation, aucun enfantement n’est possible.


Comment réconcilier la pratique d’un yoga authentique et le plaisir des sens ?


La Conscience qui nous occupe n'est pas une impermanence, ou flux ininterrompu d’enchainements  karmiques, elle ne peut être réduite à une simple Vacuité. (Nihilisme du Bouddhisme)


Elle n’est pas duelle opposant une multitude d’esprits isolés et la nature qui les environne. (Dualisme du Samkhya)


Elle n’est pas une illusion, un simple rêve, une évanescence sans aucune consistance. Elle n'est pas un Absolu pénétré d'une claire lumière, détaché des phénomènes, immuable, statique et comme inerte. (Réalité illusoire du Vedanta)


La Conscience n'est pas détachée de l'activité, du mouvement et de la vibration. Elle se trouve emplie de désirs en la nature d’une conscience en Acte. Elle se trouve affectée par sa propre liberté et ne cesse de jouer avec son énergie qui lui révèle sa propre personne.


La Conscience n'exclut pas l'activité, la connaissance et le désir.  Au contraire cette triade s’exprime par le symbole du Trident de Shiva. La pointe la plus haute de ce trident se trouve être le désir même. (iccha). Le Désir nommé aussi Volonté Autonome du Seigneur se trouve être la clé de voûte du système énergétique et plus généralement de la voie Shivaïte.


Dans cette voie, il s’agit plutôt de reconnaître quel est le sens donné à ce désir, quelle est sa motivation première, son essence. Pour ce faire, il convient de purifier les désirs en canalisant cette belle énergie au centre de soi-même. La pratique consiste à ôter l’objet extérieur auquel le désir se rattache pour n’en retenir que la vibration intérieure pure. Il faut remonter le flot des sensations par lequel l’énergie s’épand,  Il faut retrouver la source pour se baigner enfin dans ce grand lac de pure intériorité.


Parmi tous ces textes qui nous ont été légués, dans un passé proche ou très éloigné, il existe dans le tantrisme un fil conducteur véritable qui se manifeste à notre connaissance comme au premier jour. Il parcourt ainsi toutes les époques et relie tous les êtres, ce fil  étant bien sûr l’énergie du Seigneur Shiva, symbolisée par la Shakti, qui est sa bien aimée. Elle est présente de tout temps et en tous les êtres sous la forme de Kundalini-Shakti.


Kundalini-Shakti est le nom donné à l’énergie vitale et fondamentale, elle anime tous les niveaux de l’être, qu’il soit particulier ou universel. Kundalini signifie « la lovée ». Cette énergie, présente dans l’individu, est symbolisée sous la forme d’un serpent qui réside dans le centre subtil de la base, situé au bas de la colonne vertébrale. Ce serpent est, dit-on, enroulé trois fois et demi autour d’un Linga noir (svayambhu linga), sa tête reposant, endormie, sur le sommet du Linga. Le Linga de la base, de couleur noire, est vu comme une pierre oblongue, édifiée vers le haut. Il contient tout ce qui existe sous son aspect inconscient et inconnu. Linga signifie ‘phallus’ ou plus généralement ‘signe distinctif’ et encore plus fondamentalement : ‘singularité’. Svayambhu signifie ‘né de lui-même’ ou ‘auto-engendré’, à savoir quelqu’un qui n’a pas de parents, n’a pas d’origine connue, ou plus fondamentalement qui n’est pas conditionné par quelque chose qui lui serait extérieur.


L’énergie de la Kundalini réside endormie dans les profondeurs de l’être. Elle dispense de ce fait un poison de somnolence (visha) qui engourdit l’individu et le maintient vivant comme dans un rêve. Mais ce serpent, dit-on, ne dort que d’un œil, et il se trouve en fait intéressé par certaines expériences qui, si elles se manifestent chez l’individu, vont alors comme le réveiller, et le faire se dresser. Ces expériences peuvent être provoquées par le Yoga, mais également par les épreuves de la vie elle-même. Elles ont toutes en commun d’être reliées à des énergies intenses et extraordinaires, ces énergies mobilisant, d’une manière ou d’une autre, la vitalité profonde de l’individu (ojas). Le réveil de Kundalini-Shakti est justement la visée principale du yoga tantrique. Ce réveil peut être provoqué de manière graduelle ou brusque, s’accompagner de connaissance ou laisser dans l’expectative. Ce réveil peut prendre différentes formes selon les individus et les moments de l’expérience, il peut prendre une intensité plus ou moins grande et manifester chez l’individu des symptômes différents. Ce réveil se réalise par des étapes plus ou moins longues au cours du temps, de la pratique, de la vie même de l’individu pour finalement se réaliser, dit-on, inévitablement au moment de la mort. Ces étapes sont comme autant de niveaux de l’énergie, qui s’étagent sous la forme de différents plexus (chakra) le long de l’épine dorsale. En définitive, ce réveil échappe à toute logique et reste une expérience hors norme qu’il est impossible de codifier clairement.


Les textes et toutes les expériences relatées s’accordent toutefois pour donner une définition, semble t-il concordante, de ce réveil de l’énergie primordiale. Elle est alors décrite comme la manifestation d’une énergie ascendante qui remonte le long de la colonne vertébrale pour s’épanouir, s’il y a expérience complète, jusqu’au sommet du crâne, dans le ciel de la conscience. À ce niveau, le réveil de l’énergie latente devient alors le véritable « éveil » de l’individu à sa propre nature. Il convient de noter quand même l’existence d’une forme d’énergie similaire, dite « des spectres », qui parcourt à l’inverse la colonne dans un sens descendant. Cette manifestation s’avère, dans le meilleur des cas, stérile et au pire déficiente, elle n’a pas d’intérêt véritable.


Quoi qu’il en soit, la Kundalini est bien ce fil conducteur d’une énergie qui est faite entière connaissance de Soi. Dans le tantrisme, toute connaissance, toute réalisation, s’accompagne toujours de l’énergie correspondante qui lui est immanquablement associée. Cette énergie est bien la seule capable de connaître véritablement notre nature profonde et immuable. En effet, c’est seulement grâce à cette énergie, à nulle autre pareille, que l’individu pourra goûter véritablement, toucher de manière tangible, et enfin s’emparer de sa véritable identité : le Soi de tous les êtres et de tout l’univers, le microcosme identique au macrocosme, l’individu identique à l’univers. Cette identité se ressent comme une magnificence faite immensité et richesse infinie, et l’énergie qui lui est immanente en est sa propre prise de conscience.


Auteur : Michel Chauvet




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