À la fin du XIXe siècle, Venkataraman, un adolescent de seize ans, fut pris, alors qu'il était seul un soir chez son oncle à Madurai, dans le sud des Indes, d'une violente angoisse morbide. Submergé par sa frayeur, il ne chercha cependant pas à la fuir. Il tenta, au contraire, de l'apprivoiser. Il allongea son corps, comme on le fait en yoga nidra, et eut la curiosité et le courage de regarder son effroi bien en face. Il en fit l'expérience, imagina avec le plus grand réalisme son corps, tel un cadavre, dénué de souffle, de sensations et d'énergie. Il parvint ainsi, en épousant son angoisse, à saisir sa véritable nature. Lorsqu'il se releva, la peur l'avait abandonné à tout jamais et à partir de ce moment, tout bascula pour cet adolescent qui ne s'était jamais préoccupé de spiritualité, il sortit définitivement de l'ordinaire et devint l'un des grands sages de l'Inde sous le nom de Bhagavan Shri Ramana Maharshi. Son expérience dut pourtant être consolidée par de longues méditations, dont onze années au fond d'une grotte. L'enseignement de Maharshi est contenu dans ce paradoxe : « Pourquoi chercher ce que vous êtes déjà. »
II proposait une voie directe, un questionnement permanent sur sa véritable nature. Seuls quelques « happy few » parviennent à passer par cette porte étroite. Toutes proportions gardées et en toute humilité, le yoga nidra propose une voie bien plus longue, moins directe et moins exigeante, mais cette voie est à notre portée et elle mène à la même expérience. Le yoga nidra a l'avantage d'être facile, agréable et ludique. Cette voie longue, certes, éloigne le but, mais le yoga est un cheminement, pas une destination.
Pas très loin d'où vivait Ramana Maharshi, à la même époque, Aurobindo élaborait, à Pondichéry, un ambitieux projet : faire descendre sur terre, à travers la recherche du Soi, ce qu'il nommait le supramental, passer à une autre étape, à une autre échelle, à un monde qui ne serait plus gouverné par nos ego, par la peur de la mort, du manque, la violence, l'accumulation des richesses et la misère que cette accumulation génère.
La recherche du Soi, proposée par le yoga, ne promet rien d'autre que l'immortalité sous la forme de l'amrita, la fameuse ambroisie. Il existe deux moyens d'atteindre l'immortalité : le déni et l'identification. Le déni de la mort est le choix fait par l'Occident, la forme la plus sophistiquée de ce déni étant le libéralisme qui prône une accumulation des richesses alors qu'il n'est pas très intéressant d'être le plus riche du cimetière. L'autre voie, celle du yoga nidra et du yoga en général, consiste à cesser les fausses identifications pour devenir « ce que nous sommes déjà ». Ce long processus est l'objet même de la pratique du yoga nidra traditionnel. La grande aventure du yoga nidra est sans doute née, il y a quelques millénaires, d'un geste fort simple. Ce geste consiste, après avoir allongé votre corps, à fermer vos paupières, ce que je vous incite à faire après la lecture de ce texte. J'ai dit « fermer les paupières » et non pas fermer les yeux, car nous ne fermons jamais les yeux, ils restent ouverts même paupières closes. En fermant vos paupières, vous allez faire face à un grand mystère : Vous. Où êtes-vous dans le maelstrôm que vous contemplez alors ? Cette question essentielle est posée par l'advaïta vedanta.
Pour trouver la réponse, le yoga nidra propose ce qu'il convient d'appeler un schéma réducteur sans lequel il serait impossible d'aborder et de comprendre la complexité inextricable de votre être. Ainsi votre séance de yoga nidra va-t-elle, parfois, être comparée à un voyage, ou plus exactement à une croisière. Sur ce bateau qui vogue sur un océan de sommeil (nidra signifie sommeil en sanskrit) se trouvent trois passagers : votre corps, chitta et turyia.
Votre corps, le premier passager, a l'avantage d'être palpable. Il n'est pas nécessaire d'utiliser un mot sanskrit pour le désigner. Il semble évident. Le yoga nidra tente de mesurer la distance qui vous sépare de lui, car le yoga pose comme un théorème de base que vous n'êtes pas votre corps, même si vous entretenez avec lui une singulière intimité. Bien sûr ce théorème demande à être démontré, mais nous sommes déjà loin du caricatural culte du corps dans lequel l'Occident relègue trop souvent le yoga postural.
Le deuxième passager, sur le bateau, citta, possède trois particularités :
- Le français n'a pas forgé de terme satisfaisant pour saisir cette notion. Il conviendrait de traduire citta par « ce qui prend conscience » ou encore par « le réceptacle des impressions».
- Citta est toujours en mouvement. Patanjali définit le yoga, au début du Yogasutra comme la tentative de stabiliser citta. Citta est comparé dans les Upanishads à un singe fou.
- Citta a pris le pouvoir, au lieu de vous servir, citta se sert de vous.
La pratique du yoga nidra doit remédier, petit à petit, à cela. Citta ne constitue pas la totalité de votre conscience, elle n'en est que la partie grossière, composée de trois éléments : Manas, le mental, Buddhi, l'intellect, et enfin Ahamkara, l'ego.
Arrêtons-nous sur la notion d'ego, le mot sanskrit Ahamkara, qui le désigne signifie littéralement « je suis artficiel » ; le yoga considère que citta, de même que le corps, sont de simples instruments qui vous ont été confiés. Pour continuer sur l'ego, le yoga nidra ne le juge pas détestable. Il peut être au contraire utile. Votre ego manque totalement d'assurance et de confiance en lui, il doute constamment. Tous les ego sont ainsi. L'ego a besoin de se rassurer, d'être aimé, admiré. Il peut mobiliser une incroyable énergie pour être reconnu. Si, comme le propose le yoga nidra, vous observez votre ego, vous n'avez pas fini de sourire et de rire. L'ego est à la fois pénible et touchant. Si on vous fait un compliment, il va s'amplifier immédiatement jusqu'à remplir tout l'espace autour de lui. Si on vous critique, il se racornit aussitôt. Vous pouvez, sans problème, utiliser votre ego, vous identifier à lui, à condition de ne pas être dupe. Il serait dommage de ne pas utiliser l'énergie colossale qu'il déploie pour se rassurer.
Le troisième passager se nomme turiya. Selon la tradition, turiya ne saurait se définir. S'il est défini, il n'est plus turiya. La Mandukya Upanishad décrit turiya comme pure conscience indescriptible, incompréhensible et échappant à l'intellect. Nous allons donc approcher un turiya relatif, le vrai turiya est en vous, il est précisément vous. Il vous suffit donc de fermer les paupières et de pratiquer assidûment le yoga nidra pour comprendre ce qu'il est, et par là même, ce que vous êtes réellement. S'il est facile de percevoir votre corps, c'est justement parce que vous n'êtes pas ce corps, il y a un observateur qui perçoit le corps. Il est plus difficile de percevoir turiya parce que vous êtes turiya, il n'y a plus, alors, cette dualité percevant / perçu, la sensation du Soi passe par un sentiment de béatitude qui n'est, souvent, au début, qu'un vague contentement. Turiya est appelé le Soi, le « Non né », le Témoin immobile, permanent, éternel, qui vous fait participer à l'énergie cosmique, au-delà de votre incarnation. Turiya se localise dans le corps physique au niveau du chakra du cœur, là précisément où vous posez votre main pour vous désigner, ce geste utilisé par tous les êtres humains, implique une intuition visionnaire, personne ne se touche le front, le nombril, les genoux ou encore moins le sexe !
Turiya va remplacer avantageusement citta. Turiya et citta forment, en réalité le continuum qu'est votre conscience. Turiya, par opposition à citta, ne dort jamais, c'est lui qui réveille les autres aspects de vous-même à la fin d'une séance de yoga nidra. La pratique du yoga nidra consiste à endormir tout ce qui n'est pas vous. Vous connaissez l'histoire de « Pincerai et Pincemoi sont dans un bateau ». Le yoga nidra met en scène une histoire similaire. Votre corps, citta et turiya sont dans un bateau, votre corps et Citta tombent à l'eau, que reste-il ?
Auteur : Mathieu
Revue Yoga Dharma