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Le temple de Matsyendranatha Katmandou 30/10/2017

Le Sanatana Dharma, une tradition inclusive


Nous avons évoqué dans un précédent article les relations entre yoga et bouddhisme en Inde et en Occident (1), deux traditions qui se développent dans nos contrées depuis quelques décennies. Beaucoup d'érudits occidentaux, dans leur volonté de classification, séparent hindouisme et bouddhisme pour en faire deux religions distinctes. Parallèlement, certains orthodoxes brahmaniques ne reconnaissent pas l'enseignement du Bienheureux fondé sur le non-soi, car il recherche la réalisation du Soi. Mais la grande majorité des Indiens a une vision plus ouverte, plus inclusive. Cette approche peut être illustrée par le terme Sanatana Dharma qui évoque le principe suprême qui se manifeste dans la loi naturelle, l'ordre universel. De ce point de vue, les différentes traditions qui ont vu le jour en Inde sont des expressions du Sanatana Dharma. Ainsi le Bouddha a fini par être reconnu comme le neuvième avatar de Vishnu. Ce dernier, plus qu'un dieu extérieur, peut être considéré comme le principe de conservation, de préservation. De même Shiva illustre le principe de destruction, de régénération. Il est dit que Vishnu se manifeste à travers un avatar lorsque le Dharma est en danger ici-bas. Il s'incarne et descend pour venir restaurer la loi naturelle sous une nouvelle forme adaptée à l'époque et au contexte. Mais cette tendance à tout inclure dans le Sanatana Dharma ne se limite pas aux traditions qui ont vu le jour dans le sous-continent indien, mais touche également les monothéismes. Ainsi, beaucoup d'Indiens considèrent Jésus comme un avatar. Quant à l'islam des soufis, il s'est beaucoup con-pénétré avec la tradition indienne au fil des siècles (2) . Le bouddhisme qui a fleuri pendant plus d'un millénaire en terre indienne et a même permis de revivifier la pensée védantine a fini par quasiment disparaître de ce pays mais s'est perpétué au Tibet et au Népal.


Le Népal, un carrefour spirituel


Depuis le Terrail, continuité népalaise de la plaine du Gange, jusqu'aux hautes vallées himalayennes, le Népal apparaît comme un passage entre l'Inde et le Tibet. Cette situation géographique a produit naturellement une aire de brassage culturel et spirituel qui a favorisé l'émergence d'une forme de syncrétisme entre l'hindouisme et le bouddhisme et plus précisément entre le shivaïsme et le vajrayana (bouddhisme tantrique). Si le Népal compte officiellement environ 80 % d'hindouistes et 10 % de bouddhistes, ces statistiques ne représentent pas vraiment la réalité spirituelle de ce pays en mutation (3). C'est la même verticalité, la même aspiration vers le haut qui est exprimée dans les linga shivaïtes et dans les stupa bouddhistes. Le plus ancien stupa de Katmandou est le Svayambunath qui fut, selon la légende, initié par Manjusri (le boddhisattva de la sagesse) à l'emplacement d'une flamme auto-manifestée. Le nom de ce haut lieu bouddhiste évoque étrangement la tradition du hatha yoga. D'une part, "nath" renvoie à l'origine de la lignée initiée par Matsyendranatha et d'autre part "Svayambu" évoque la base dans le corps subtil, le muladhara chakra où siège le Svayambu linga. Plusieurs lieux sacrés au Népal renvoient ainsi aux deux traditions mais c'est dans les temples de Matsyendranatha à Katmandou et à Patan que l'on peut observer l'association la plus explicite.


Matsyendranatha, une figure archétypale


Dans la tradition, Matsyendranatha est considéré en général comme le premier guru ayant enseigné le yoga à la suite d'Adinatha qui n'est autre que Shiva, l'origine de la transmission. Matsyendranatha aurait ensuite passé la précieuse connaissance à Gorakshanatha qui l'aurait plus largement diffusée (4). Dans la légende, Matsyendra était un enfant que ses parents considéraient né sous une mauvaise étoile. En conséquence, ils l'avaient jeté dans l'Océan Indien pour s'en débarrasser. L'enfant fut avalé par un poisson et grandit dans le ventre de celui-ci. Une autre version du mythe indique que Matsyendra était un pêcheur qui fut englouti par un gros poisson dans le golfe du Bengale. Dans les deux versions, le poisson nagea au fond de l'océan près de la demeure de Shiva où celui-ci enseignait les secrets du yoga à son épouse Parvati. Le pêcheur qui reçut ainsi la transmission du hatha yoga en devint de fait le premier détenteur. Bien sûr le mythe de l'homme-poisson est un symbole pour désigner l'origine de la transmission, dans le même registre, Matsya (le poisson) est le premier avatar de Vishnu.


Origine du culte de Matsyendranatha et Gorakshanatha à Katmandou


Contrairement à Matsyendra qui semble n'être qu'une figure légendaire, Goraksha est attesté de façon historique. Cependant, on trouve différentes données et dates contradictoires sur le personnage de Goraksha, ce qui permet de penser qu'il y eut plusieurs maîtres qui ont porté ce nom. Goraksha est vénéré dans de très nombreuses régions du sous-continent indien, y compris au Népal. La légende népalaise affirme que Goraksha vint s'établir pour un temps dans la vallée de Katmandou. Comme les habitants de la contrée ne lui avaient pas fait suffisamment d'offrandes, il captura tous les serpents de pluie de la vallée afin d'y produire une sécheresse. Devant cette calamité, les trois monarques de la région (les rois de Katmandou, Patan et Bhaktapur) décidèrent d'inviter le maître de Goraksha afin qu'il fasse revenir la pluie. Conformément à l'accord entre les trois souverains, Matsyendranatha devait être reçu à Bhaktapur, mais le roi de Patan réussit par la ruse à faire venir le maître dans son royaume. Lorsque Goraksha apprit que son guru était à Patan, il relâcha tous les serpents et partit à sa rencontre. Dès que les serpents de pluie furent libérés, la sécheresse prit fin. Depuis ce jour, Matsyendranatha est vénéré dans la vallée comme dieu de la pluie sous le nom de Machen-dranath en népali ou Bunga Dyah en néwari.


Rato Machendranath, la statue rouge


Patan a conservé la mémoire de la présence du seigneur des poissons dans un temple nommé Rato Machendranath dans le village de Bungamati. Ce temple situé à quelques kilomètres de Patan, dans le même district de Lalitpur, fut fondé en 1673 dans la continuité d'autres temples qui furent érigés successivement sur le même site depuis 1408 et peut-être même antérieurement. Ce temple contient une statue rouge du dieu de la pluie appelé Rato Machendranath (le seigneur rouge). Chaque année avant la mousson est organisé un festival au cours duquel la statue est promenée sur un grand char dans une procession entre Pulchok et Jawalakhel. Le char de Machendranath est accompagné d'un char plus petit qui transporte un autre boddhisattva nommé Minath (5) (Chakuwa Dyah en néwari). Il est dit que cette cérémonie remonte au roi Narendra Deva (640-683) qui l'institua en hommage au maître qui mit fin à la sécheresse destructrice.


Le Machendranath Bahal, un temple insolite


Si le maître est représenté par une statue rouge à Patan (Rato Machendranath), il apparaît sous la forme d'une statue blanche à Katmandou : le Seto Machendranath. Les yogis noteront la polarité rouge-blanc qui leur est familière : le soleil et la lune, les bindu rouges et blancs, Shakti-Shiva, etc. Cette représentation de la divinité se trouve dans le temple appelé Machendra Bahal ou Jana Bahal dans le centre de Katmandou au nord de Durbar square. Les bahal sont des sortes de cours consacrées au culte bouddhiste. Dans ce contexte, le Seto Machendranath est appelé également Janabaha Dyah en néwari, ou Aryavalokitesvara, ou encore Karunamaya. Il s'agit du noble Avalokiteshvara, manifestation de la compassion pour les bouddhistes. Ainsi, dans le contexte népalais, Matsyendranatha est identifié à la fois comme le dieu de la pluie et le seigneur de la grande compassion. Dans le Machendranath Bahal, c'est l'aspect d'Avalokiteshvara qui est mis en avant. À ce titre, il apparaît sous 108 aspects différents représentés par 108 statues tout autour du temple (6) . À l'entrée du temple, on trouve un Bouddha devant deux lions en métal ; de l'autre côté du temple, deux Tara en bronze siègent sur de hautes colonnes ; dans la cour intérieure, il y a plusieurs sanctuaires, stupa et statues, ainsi que le petit temple où demeure le Seto Machendranath. Chaque année, le huitième jour avant la pleine lune du mois de tsaï, en mars ou avril de notre calendrier, les barai, prêtres bouddhistes néwar, viennent chercher la statue pour la grande procession qui permet aux habitants de Katmandou de bénéficier de l'influence spirituelle du boddhisattva. Les néwars sont les premiers habitants de la vallée de Katmandou et l'une des ethnies principales de cette zone. Environ 15 % sont bouddhistes, tout en continuant à s'inscrire dans le système des castes. Au niveau le plus élevé, on peut observer, chez les néwars, des castes de brahmanes face à des castes de prêtres bouddhistes 7. Mais plus on descend dans le système des castes, plus la différence entre bouddhisme et hindouisme s'estompe pour laisser place à un véritable syncrétisme (8). Une légende népalaise rapporte que Yama, étonné de ne voir aucun habitant de Katmandou venir aux enfers dont il est le maître, se rend lui-même sur Terre sous un déguisement. Reconnu par les hommes, il n'est relâché qu'à condition de leur promettre le salut. Yama appelle alors la divinité Matsyendranatha qui apparaît au lieu-dit Jamal : « Je suis Matsyendranatha, Karuna Maya, plein de compassion, faites-moi des offrandes et ceux qui me verront obtiendront le salut ». Le roi Ratna Mala, pour le bénéfice et le salut de tous, décida de présenter une fois par an Matsyendranatha à son peuple (9).


Avalokiteshvara : le regard compatissant


Avalokiteshvara personnifie la compassion de tous les Bouddhas pour les êtres du samsara. Son nom est traduit en général par « le seigneur qui regarde vers le bas », c'est-à-dire celui qui accepte de porter le regard sur la souffrance des différents types d'êtres qui errent dans la roue du devenir.
Il est le plus fameux des boddhisattvas ; au Tibet, où il est nommé Chenrézi, il jouit d'une popularité extraordinaire. Son mantra OM MANI PADME HUM est répété des millions de fois par des millions de dévots. Les six syllabes de ce mantra que l'on appelle le Mani, sont en lien avec les six classes d'êtres que le boddhisattva aspire à libérer. Les Dalaï Lama et les Karmapa sont considérés comme des émanations de ce boddhisattva. En général, il apparaît sous la forme d'une divinité à quatre bras, les deux premières mains tenant le joyau du Dharma et les deux autres un mala de cristal et un lotus blanc. Mais il existe beaucoup d'autres formes dont certaines en yab yum, c'est-à- dire en union avec une parèdre. Amitabha, le Bouddha de lumière infinie, est en général présenté entouré par les deux boddhisattvas, Manjusri et Avalokiteshvara, qui symbolisent respectivement sa sagesse et sa compassion. Le premier brandit le sabre de la connaissance qui tranche les manifestations de l'ignorance ; le second exprime la bienveillance et l'altruisme inspirés par le Dharma. Le mala qu'il égrène représente tous les êtres qu'il vient libérer un par un, le lotus blanc symbolise le fait que s'il intervient dans le samsara, il n'est pas souillé par celui-ci. La représentation d'Avalokiteshvara avec dix têtes et mille bras est expliquée par une légende : le boddhisattva avait fait le vœu de soulager tous les êtres de la souffrance, se faisant la promesse que s'il manquait à ce souhait, sa tête éclaterait en dix morceaux et son corps en mille morceaux. Un jour, il se découragea en constatant que le samsara se remplissait de plus belle, au fur et à mesure qu'il intervenait pour le vider. Alors il fut rappelé à sa promesse lorsque sa tête et son corps éclatèrent. Amitabha ramassa les morceaux de la tête et en fit dix nouvelles têtes pour lui permettre de porter son regard d'amour dans les dix directions et pour l'aider à œuvrer de façon plus efficace, il recomposa son corps en lui donnant mille bras avec au creux de chaque main un œil, symbolisant le regard de compassion des mille bouddhas de ce kalpa (10).


Proximité entre Shiva et Bouddha Si Avalokiteshvara est une émanation de la compassion des bouddhas, il est dit que Matsyendranatha est une manifestation de la bienveillance de Shiva, le bénéfique. Comment expliquer un tel rapprochement entre Matsyendranatha et Avalokiteshvara ? Si les érudits et autres tenants de la tradition ont souvent tendance à s'attacher aux noms et aux formes pour mieux défendre leur doctrine et leur statut, le peuple, dans son « ignorance », a parfois des intuitions pertinentes. Lorsqu'on n'est pas embarrassé par les concepts et les représentations, il est plus aisé de percevoir directement les choses dans leur essence. Ainsi, les gens simples, dans la mesure où ils sont ouverts à la dimension spirituelle, peuvent parfois former des associations justes dans la mesure où elles ne sont pas passées par le filtre de l'intellect. Pour eux, peu importe qu'une divinité qui exprime la compassion soit associée à telle ou telle religion, l'important est la compassion elle-même. Il en est de même pour certains artistes qui s'abandonnent naturellement à leur inspiration. Par exemple, Nina Hagen dans un magnifique album où elle chante des mantras en Inde, passe spontanément de OM NAMAH SHIVAYA à OM MANI PADME HUM comme s'il y avait une continuité naturelle, comme si ces deux mantras de six syllabes étaient interchangeables. Certains aspects de Shiva expriment plus directement encore la compassion. C'est le cas en particulier d'Amri-tesha, celui qui détient l'amrita, l'élixir d'immortalité, et soulage ceux qui souffrent. Un autre aspect est Nila Kanta, « gorge bleue » : sa légende rappelle quelque peu celle d'Avalokiteshvara dans la mesure où il se sacrifie pour sauver tous les êtres. Lorsque Vishnu baratta l'océan de lait pour en extraire l'amrita, c'est d'abord un poison mortel qui vint à la surface. Ce poison nommé hala hala menaçant d'exterminer tous les vivants, les déva et les asura se tournèrent vers Shiva afin de lui demander son aide. Celui-ci, par compassion pour tous les êtres, aspira le poison et réussit à le transmuter. Suite à cet épisode, la gorge de Shiva demeura de couleur bleue. On peut noter une autre similitude entre Shiva et Avalokiteshvara. Ce dernier apparaît sous la forme d'un dieu en Inde et au Tibet, et d'une déesse en Chine (Guan-Yin) et au Japon (Kannon). Ainsi on peut dire que le Bouddha de la compassion est à la fois masculin et féminin ; cela n'est pas sans évoquer la figure d'Ardhanarishvara, le Shiva androgyne. Une autre divinité intéressante dans ce contexte est Mahakala. Les bouddhistes le connaissent comme étant une forme courroucée de Chenrézi qui manifeste la compassion en action. À ce titre, il est considéré comme un protecteur du Dharma et invoqué lors de rituels spécifiques. Dans la tradition shivaïte, Mahakala est un aspect terrible de Shiva nommé « le seigneur de la mort ». On dit que c'est lui qui est à l'œuvre dans ce dernier passage. C'est sans doute pour cela que le temple de Mahakala à Varanasi surplombe le Manikarnika Ghat, le principal lieu de crémation sur les bords du Gange. Certains yogis shivaïtes affectionnent la proximité des charniers, il en est de même pour des nakpa tibétains inspirés par Pad-masambhava, le grand yogi qui introduisit le bouddhisme tantrique au Tibet. Il est considéré sur le toit du monde à la fois comme le second Bouddha et comme une manifestation de Chenrézi mais la proximité avec Shiva est assez évidente pour différentes raisons que nous développerons dans un prochain article. Notons simplement que Padmasambhava arbore le même trident que Shiva.


Notes :    

  1. Voir infos Yoga n° 97 (mai -juin 2014), Yoga et bouddhisme, les retrouvailles en Occident.
  2.  Il y a même une upanishad qui traite de l'islam.
  3.  Le Népal a renoncé à la monarchie il y a quelques années mais conserve encore le culte de la déesse vivante Kumari.
  4. Voir Infos Yoga N°100 de januier/féurier 2015, Matsyendranatha, le retour aux origines, variations sur ardha matsyendrasana
  5.  Ici les deux personnages sont distincts mais en général, Minath est un autre nom pour désigner Matsyendranatha. Dans les 84 mahasiddha bouddhistes, Matsyendranatha figure sous le nom Minapa. Mina, comme matsya ueut dire poisson en sanskrit. Il désigne également le douzième signe du zodiaque dans l'astrologie védique : les poissons.
  6.  Concernant la symbolique du 108, voir tes articles Le mala de Rudrabsha, la symbolique du 108, infos Yoga n°102 (mai -juin 2015) et le symbolisme du 108, Infos Yoga n° 108 (été 2016).
  7.  En contradiction avec l'enseignement du Bouddha qui ne reconnaît pas le système des castes.
  8.  Voir Gérard Toffin, Entre hindouisme et bouddhisme : la religion néwar, Népal, Université catholique de Louvain, 2000.
  9. Voir Seto Mastyendranath, film du CNRS (http://videotheque.cnrs.fr/doc=432)
  10.  Bokar Rinpotche, Chenregi, clés pour la méditation des divinités, Claire Lumière, 2007


Auteur : Khristophe Lanier

avec l'aimable autorisation de la Revue Infos Yoga



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