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Les dits de Lallâ (Suite) 05/07/2009

Se dégager de la mystification de la Mâyâ,
dénouer les noeuds profonds du moi

 

Selon Lallâ, le monde n'est pas un leurre ou une fantasmagorie comme pour les tenants de l'Advaita-Vedanta, tel Shankara, les choses sont vues ici sous un autre angle puisque Shiva est à la fois Conscience et Energie, à la difference du Brahman impassible des Vedantin. Selon Lallâ, l'origine de la souffrance (duhkba) est à rechercher dans une conscience assoupie, un état mental obscurci, à l'intuition paralysée, engluée dans des constructions mentales qui forment un véritable carcan privant de liberté. II en découle une manière de percevoir la realité fort restrictive et déformée. Ces innombrables écrans mentaux auxquels nous nous identiflons sans le savoir sont eux-mêmes tissés d'imprégnations résiduelles non conscientes (vâsana) ceuvrant en synergies (samskara). De la naît la confusion (moha), sorte de démission de la connaissance vraie.

"Ô mon esprit, sur toi tout bonnement je pleure,

car l'attrait du monde, ce fruit de l'illusion, t'est échu en partage.

Or pas même l'ombre de ton ancre de fer à la fin ne sera près de toi.

La vraie nature du Soi, hélas, pourquoi donc l'as-tu oubliee ? »

 

Lallâ, qui a percé à jour ce phénomène, a compris qu'il était vain de perdre son temps à la « fabrication » d'un pseudo-réel, ou de céder aux apparences conventionnelles ; il vaut bien mieux  retrouver la saveur (rasa) de la réalité en sa simplicité originelle, etc... s'orienter vers le dedans (antara), traverser le(s) vide(s) (shûnya.). Faut-il agir avec  effort dans ce domaine ?

 

Tel n'est pas l'avis de Lallâ :

"Je m 'epuisais, dans la quête du Soi,

Mieux vaut cultiver la transparence de l'espace mental,

La luminosité vide dans une suspension de pensée, ou de souffle,
Conduisant à la découverte du soi :

Quand souffle et pensee suspendus, parvenue en ce haut-lieu, très secret, qui ne fait qu'un avec cette Connaissance
Je trouvai le cellier d'ambroisie, decouvrant alors ici-même des jarres débordantes de ce nectar de félicité.
Mais l'homme qui, parvenu jusque-là cependant se détourne, s'en repentira amèrement !"

 

Pour parvenir au tréfonds, vers le soi, il lui faut passer au-delà des remparts semblant s'interposer entre intérieur et exterieur, telle l'identiflcation au corps, à la pensée, à la raison... Lallâ emploie la metaphore du lotus pour suggérer l'éveil, ce qui correspond sans doute aussi pour la yogini, à l'épanouissement de sahasrara cakra, lotus aux mille pétales, centre vibratoire situe au-dessus du crâne, dans l'axe médian de la sushumna

« Je traversai moi-même une immensité de vide.
A moi, Lallâ, il ne restait ni connaissance ni raison.
Au vrai Soi enfin je m'éveillai.
Alors le lotus sortant de la boue, pour Lalla s'epanouit. »

                                       
Pratiques et techniques liées au souffle

 

La réintégration du corps dans le cosmos est réalisée par le yogin dans la mesure où il perçoit la force vitale de son être comme identique à l'énergie cosmique ; depuis les Upanishad, les yogin ont intuitivement saisi un ensemble de correspondances micro-macrocosmiques qui se trouvent mises en oeuvre dans l'enseignement tantrique à travers un grand nombre de techniques. Lalla vit au coeur de cet univers mais se détourne de la profusion des moyens ; sans doute la rencontre fulgurante avec le maître soufi a-t-elle canalisé et intensifié l'énergie et ses pratiques s'en sont trouvées décantées. Apres avoir cherché une méthode de réalisation spirituelle, la yogini a compris quels étaient les véritables obstacles intérieurs, et en particulier que l'effort de concentration etc., a un certain degré de la progression, forme l'ultime écran qui sépare de la réalisation. C'est pourquoi Lallâ tend de tout son être vers un dépouillement de l'agir et des pratiques au profit de la seule attention intérieure, parfaitement unifiée : en sanskrit vigilance, amour et memoire sont exprimés par un seul et même nom, smriti, ce qui peut expliquer le lien entre l'attention au souffle et l'experience du Coeur, comme dans la rememoration du mantra OM ; cette pratique invisible, qui se tisse au rythme de la vie, fournit le fil conducteur pour dépasser les dualités et revenir ainsi à la vacuité primordiale :

" Dans la maison de mon corps j'ai fermé portes et fenêtres.
En maitrisant ma respiration, j'ai attrapé le voleur de mon souffle.
Dans l'intime de mon coeur je l'ai attaché, puis j'ai ôté tout obstacle avec le OM pour fouet"

 

Une même saveur (Samarasa)

 

Pourquoi distinguer les ascètes d'une part et les hommes vaquant dans le monde d'autre part ?  Lallâ n'est pas la seule à penser en effet que, puisque la Réalité est en chaque conscience immanente, le fait de fermer les yeux ou de pratiquer l'ascèse hors du monde ne présente que peu d'avantages par rapport à la vie dans le monde (vyavahara). D'autre part, on a souvent mis en garde contre un sournois attachement à l'ascèse, une forme d'orgueil incompatible avec la voie spirituelle. Le thème de l'ascèse dans le monde rattache Lallâ à une famille d'esprits qui trouve ses plus belles expressions dans les  Upanishad, la Bhagavad Gîta, le Shivaïsme du Cachemire, ainsi qu'au fil de textes tels que le YogaVasistha ou Tripurarahasya ou encore dans certaines ecoles bouddhiques du Mahayana. Vivre a la maison, vivre en forêt, ne conduisent (ni l'un ni l'autre) à la Délivrance, ainsi parlent les yogins accomplis (...) La délivrance en cette vie (jivan-mukti) depend donc fondamentalement de l'attitude mentale: selon les propos du Buddha recueillis dans le Dîghanikaya  (III, p. 222, Sacred books of the buddhists), les facteurs favorisant l'éveil se ramenent à une pensée sans tension ni inertie, redevenue souple et ardente, spontanée, unifiée, apaisée, heureuse. Le samadhi est défini comme l'état de recueillement achevé, où la luminosité de la conscience est savouree dans l'unité et la limpidité du coeur. Elle demeure telle qu'elle est, sans transformation, ni connaître, ni agir orientés vers un objet, animée d'un élan spontané qui l'unifie sans effort.

"Jour et nuit absorbé dans la prise de conscience du Soi
Demeure ainsi, ô toi! Telle est, par delà toutes les voies, la suprême !"

(R. Bhâskara, verset 55)

 

Selon ces mêmes textes anciens du bouddhisme, il est dit à propos du samadhi que calme, bonheur, allégresse, joie sont divers aspects d'une progression qui culmine dans le domaine du vide (shûnya), au-dela de tout signe... ce qui semble correspondre à la voie suprême de Lallâ. Mais pour elle, la compassion empreinte d'amour et de bienveillance fait-elle pendant, comme sur la voie bouddhique, à l'expérience de la vacuité-liberté infinie ?


Le véritable culte : le mantra du silence,
vibration du centre, au coeur de la vie

 

Un total lâcher prise, sans attraction ni aversion, tel est l'ultime rituel de Lallâ ; aller directement à l'essentiel !  Avec humour et impétuosité, elle remet en question ces ancestrales coutumes et pratiques religieuses, ligotées aux conventions, qui lui semblent alors si vaines. Les moyens extérieurs lui apparaissent comme une forme détournée, une inutile dispersion. On croirait entendre resonner les Paroles de Kabîr s'écriant « de mon corps je fais la lampe, de ma vie je fais la mèche ». L'intense ferveur suscite une concentration sans effort, qui peut conduire a la plus haute illumination où nirvana et samsara ne forment qu'un :

"Rien de ce qui est offert lors des cérémonies, pas même les fleurs,
N'est digne de Lui ! Seul Lui rend un véritable hommage
Celui dont le Soi, grâce à l'enseignement d'un maitre,
S'est parfaitement purifié par l'adoration intense et le souvenir constant."
(R. Bhâskara, verset45)

 

A propos de la pratique rituelle intériorisée :

"Qui fait l'offrande de fleurs ? Et qui est son épouse ?
Dis-moi ! Quelles fleurs accompagnent
L'adoration de la divinité suprême ?
Quel vase ? Quelle formule sacrée ?
Eh bien, après que ces deux desservants, Elan et Pensee,
Aient donné en offrande la fleur de la contemplation ardente
Ainsi que le vase contenant les eaux de la Félicité du soi,
Alors, adore le Seigneur avec le mantra du silence !"
(R. Bhaskara, versets 39-40)


Réaliser l'essence innée, pratyabhijna :
la Reconnaissance de l'Un

 

Le concept de Reconnaissance est à la source d'une école prestigieuse au Cachemire, dont la lignée (IXeme - Xeme) compte des maîtres parmi les plus éminents : Somânanda, Utpaladeva, Abhinavagupta, Kshemaraja. S'appuyant sur les Agama shivaïtes non-dualistes et leur experience personnelle, ils développèrent l'intuition suivante fondée sur la nature de la conscience (cela même qui nous permet de vivre la vie de l'intérieur) : la conscience, lumière-énergie, vibration par essence,n'est autre qu'un aspect de la fulguration du Je suis (aham) divin, ou Conscience cosmique, Parole suprême, vibration originelle. Reconnaître cette nature innée constitue l'ultime seuil de la délivrance. Lallâ l'exprime en une stance qui résume en quelques mots l'essentiel de cette prise de conscience décisive :

"le miroir de mon esprit s'est illuminé,
La reconnaissance a jailli en mon être,
J'ai vu alors le Divin en sa nature essentielle.
Rien n'existe, ni moi, ni Toi, ni même, en vérité, l'universel déploiement."

(R. Bhaskara, verset.31)

 

 Au XVeme siècle, dans le même esprit, Kun-legs, moine bouddhiste de l'école Mahamudra du Bhoutan, peu conformiste, évoque sa pratique du goût unique (samarasa) qu'il décrit comme le sceau du nirvana apposé au samsara. « (Seul vaut) le calme spontané... si l'on veut méditer que ce  soit comme s'il n'y avait pas de méditation. »


Vivre au rythme de sahaja, le spontané, l'Essence vraie, innée, la vibration cosmique. Si une même et unique saveur (samarasa) imprégne tous les évenements de l'existence, mouvement et immobilité, parole et silence, alors la vie pratique baigne toute entière dans la vibration. Plus aucun besoin de distinguer samsara et nirvana, le fleuve mouvant du devenir et l'extinction de vie.

«Tout acte que j'accomplis est adoration,
toute parole que je prononce, formule sacree (mantra)
tout évenement, substance du yoga
Et (tout) cela même, pour moi ici, n'est autre que Tantra.»

(R. Bhaskara, verset 58)

 

Cette stance de Lallâ rappelle le principe soufi de la Solitude dans la foule, transmis par Naqsband (XIVeme siecle Boukhara), qui préconise d'être extérieurement dans le monde, tout en se tenant intérieurement en Dieu. N'en va-t-il pas de même pour les maîtres Chan, pronant la pratique de la voie intérieure au cours des trois actes par le corps, la parole et la pensée. L'éveil se trouve ainsi incarné, de manière spontanée, dans l'existence, et l'activité de l'absolu se manifeste, pour ces êtres d'exception, au sein même des perceptions, pensées, actions... Pourrions-nous y voir la raison de l'intensité des Paroles de Lalla, jaillies dans l'élan, « à chaud », et livrant ainsi la quintessence d'une experience au-delà des mots et des concepts, toute vibrante encore de la réalite devoilée, nue, sans artiflce. Si cela est vrai, on comprend que tous les chercheurs, aspirant a la delivrance, selon leur propre terminologie, musulmane, hindoue, bouddhiste, y retrouvent des échos de leur propre experience.

 

En voici pour exemple les Paroles (dohâ) de Kanha, ou le Chant de Saraha (IXeme siecle, de l'ecole Sahajiyâ, en langue populaire ou prakrit (prakrt), découverts au Nepal en 1907 par le pandit Haraprasâda Shâstri de Calcutta, également transcris en tibétain. Les auteurs de cette école ésoterique du bouddhisme bengali font usage, comme Lallâ, d'une langue crépusculaire (sandbyabhâshâ) afin de voiler au profane la plus haute connaissance. Sahaj, le spontané, renvoie au fait de vivre en un même recueillement le monde mouvant du samsara et la vacuité limpide de la conscience allegée de ses fardeaux. « Ce par quoi l'on nait, vit et meurt, par cela même on acquiert
la félicité suprême. Bien que Saraha profère ces paroles profondes et mysterieuses, le monde pris au piege de l'ignorance, demeure comme hébété.
» Pour Saraha comme pour Lallâ, la Réalité n'est autre que la Conscience universelle, « germe universel d'ou jaillissent, frémissants, devenir et dissolution (samsara-nirvana)». Perçue également comme énergie primordiale qui fulgure au fond du coeur, elle imprègne de saveur le quotidien dans la mesure où l'activité mentale n'obscurcit pas la lumière. L'apparition du multiple n'empêche pas alors le spontané de se dévoiler ; point de technique extraordinaire, mais une absorption spontanee, pleine de ferveur, éclipsant la pensée ordinaire duelle, ainsi pourrait-on résumer la pratique subtile de Lallâ, tréssée dans la trame du quotidien. Composés il y a maintenant sept siècles, les dits de Lalla temoignent d'une expérience qui resurgit sous des formes variées, ici et là, selon les époques, les styles, les modes d'expression et les degrés de profondeur. L'Inde a sans doute plus que toute autre civilisation, contribue, à la fois par l'expérience vécue et la réflexion intuitive, à une exploration de ce que l'on pourrait appeler « l'intériorité ». Pour les Shivaîtes du Cachemire ainsi que pour Lallâ, le sentiment du « je suis » (ahambhâva), allegé des vains fardeaux du moi (ahamkâra), est en chacun une expression unique de la Conscience vivante, infinie, incarnée par Shiva-Natarâjâ. En cette dimension intérieure, le sujet conscient perçoit la vibration infiniment subtile de la Vie passant à travers lui ; cette experience lui permet alors d'établir un contact avec la vie universelle où il se trouve plongé sans effort,
spontanement, goûtant le lumineux silence du « je suis ».

 

Ces chants de l'adoration ardente, transmis oralement au Cachemire depuis le XIVeme siècle, se feront peut-être un jour en nous l'écho d'une aspiration,
depuis toujours presente mais oubliée. Quoi qu'il en soit, jaillis de cette étrange yogini initiée dans sa jeunesse par un soufi, les versets de Lallâ sont appelés à redevenir encore et encore pour le sahrdaya « celui qui écoute avec son cceur », un vivant matériau. Lallâ nous parle de la mâya, de l'experience du souffle, de la delivrance, mais elle part du constat de son propre désarroi, de sa meconnaissance de la réalité, de sa vie, submergée de souffrance, éclairée d'émerveillements, de ses interrogations et de ses doutes, ce qui nous la rend plus proche !

"Moi, Lallâ j'apaisai l'amour dans le feu de l'amour.
Avant la mort je mourus toute entière.
Libre de forme dans ma nature profonde,

combien de formes n'ai-je pas deployées ?
Le moi disparu, que ferais-je ?
Dans la perte, j'ai perdu la perte.
La perte perdue, je suis revenue à l'ocean de l'existence.
Riant, jouant, j'ai obtenu la révélation de l'Essence ici-même.
De ce que je dis j'en ai fait moi-même l'épreuve."

                                         
C'est dans un mouvement d'abandon, un état de total dessaisissement où plus rien n'est recherche pour soi-même, que devient possible l'ouverture interieure. C'est ainsi, nous dit Lallâ, qu'elle trouva le chemin vers l'Essence, le « coeur paré de mystères »

 

Auteur : Colette Poggi

Avec l'aimable autorisation de la revue Infos-Yoga



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