Le Chant de l'Adoration Ardente | 04/07/2009 |
Les stances de Lallâ yogini shivaïte du Cachemire
Bien qu'il s'agisse d'un recueil fort ancien, les stances que chantait Lallâ résonnent aujourd'hui encore à nos oreilles avec la fraîcheur d'une parole vivante. Il est vrai qu'une lecture peut parfois prendre l'allure d'une rencontre véritable, pour peu qu'elle vienne ranimer des sensations enfouies, de subtils pressentiments, qu'elle parle à notre âme. C'est alors comme si l'on retrouvait, venu d'un autre temps, un ami qui nous ferait partager les états les plus intenses de son existence. Tel est le cas de Lallâ appelée aussi Lal Ded ou encore Lalishvari, une femme exceptionnelle par son ardeur mystique et son génie poétique, dont l'existence se déroula au pied de l'Himalaya, dans le Cachemire du XIVeme siècle : avec spontanéité et justesse, cette yogini shivaïte nous livre la quintessence de son expérience spirituelle à travers une centaine de stances recueillies par la tradtion orale. Son rayonnement qui ne s'est pas démenti au fil des siècles tient à sa personnalité énigmatique, foncièrement indépendante et sans concession dans son aspiration à la délivrance. De sa vie, l'on sait peu de choses ; elle serait née autour de 1320 dans une famille de brahmanes et bénéficia de ce fait d'une bonne connaisance des doctrines et des textes sanskrits fondamentaux, en particulier ceux concernant le Shivaïsme cachemirien non dualiste. La légende raconte que sa belle mère fut si rude avec elle qu'elle dut finalement quitter la maison familiale, ne pouvant tolérer davantage les mauvais traitements et les injustices endurées pendant près de dix ans ! Aspirant à une vie spirituelle profonde dès sa prime jeunesse, Lallâ s'esquivait dès que possible pour aller méditer dans la solitude sur Shiva, la Conscience cosmique infinie. Devenue ascète errante, assoifée d'absolu, l'ardente yogini shivaïte put enfin se consacrer totalement à l'expérience intérieure.
"J'ai quitté vanité, mensonge et tout ce qui est faux..." chante t-elle.
Animée par une quête parfois douloureuse à force d'exigence, elle fut cependant exaucée car sa route croisa un jour celle d'un maître spirituel qui lui fit vivre la grande expérience de l'Eveil, une rencontre décisive et surprenante, non point d'un maître de sa propre tradition, mais celle d'un maître soufi, probablement le grand mystique Shâh Hamadân, avec lequel elle s'accorda spontanément de coeur à coeur. Une légende hautement symbolique, entoure cette rencontre. Lallâ dit-on, telle une ascète digambara, se promenait nue. Car seuls ceux qui craignent vraiement Dieu méritent le nom d'homme ! Et ils sont rares... pensait-elle. Or un jour apercevant au loin la silhouette d'un homme, elle se précipita dans le four du boulanger, en train de cuire, s'écriant :"voilà un homme !". Il s'agissait de Sayyid'Ali Hamadâni grand soufi à l'origine de la conversion du Cachemire à l'Islam en 1380, qui s'arrêtant là, s'enquit de la présence d'une femme. C'est alors qu'apparut Lallâ, vêtue d'une robe verte, couleur sacrée de l'Islam. Ainsi Lallâ est-elle vénérée par les hindous et les musulmans du Cachemire, particulièrement les soufis. Ses quatrains se sont transmis depuis six siècles de génération en génération, en langue cachemirie. Cependant au XVIIIeme siècle une soixantaine d'entre eux furent traduits en sanskrit par le Pandit Râjanaka Bhâskara, admiratif de leur puissance poétique. Il subsiste bien sûr, comme toute tradition orale, un léger doute à propos de certains quatrains qui auraient pu être attribués par erreur à Lallâ, en particulier ceux de Nand Rishi né en 1377 près de Shrinagar. Ce grand sage, vénéré au Cachemire qui fonda l'ordre des rishi islamiques, a certainement croisé la yogini errante, car la tradition rapporte ce quatrain qu'il composa pour elle :
"Cette Lallâ de Padmapore,
elle a bu son content de nectar divin,
elle a été vraiment l'un de nos avatars.
Ô Dieu, Accorde moi semblable bénédiction"
Les paroles de Lallâ initée au Tantra, sont parfois dificiles d'accès, mais telles un lied de Schubert, elles captivent celui qui, selon l'expression des poètes indiens, entre en résonnance, tel le sabrdayan "être doué de coeur", qui vibre au diapason...Pour rester dans cette atmosphère musicale, deux leitmotiv émergent des stances de Lallâ : la nécessité impérieuse de démasquer le moi, ses mirages, ses carcans; et la découverte d'un autre horizon, où se dévoile une dimension de soi qui relie à l'originel et à l'infini. Sans théoriser, Lallâ emploie un vocabulaire technique emprunté aux Tantra du Cachemire : toutes les stances baignent dans un climat de spontanéité comme tout juste jaillies de l'expérience telle une source d'eau vive. Certaines d'entre elles sont l'expression d'une bhakta enivrée d'amour divin et prenant part (BHAJ) à la danse universelle, incarnée par Shiva-Natarajâ, le Danseur cosmique maître des rythmes de l'univers. Quant à l'arrière-plan de la pensée de Lallâ, le Cachemire est décrit, selon les témoignages des pèlerins, comme un champ de rencontre exceptionnel des divers courants les plus marquants en Inde médiévale ; les échanges entre des philosophes d'écoles et de contrées diverses, la pratique fort appréciée des débats, a de toute évidence favorisé l'éclosion de théories subtiles et profondes, argumentées de manière pertinente. La recherche spirituelle se developpe dans un climat de liberté, favorisant une puissante émulation entre les ecoles qui s'appuie sur deux aspects essentiels : l'expérience et la connaissance. On note d'ailleurs une conception assez proche de la réalite absolue, tant dans le Shivaïsme du Cachemire que dans certains aspects du bouddhisme Vâjrayana, exprimée en terme de Conscience-énergie, ou de Vibration. Sur le plan historique, le bouddhisme serait arrivé au Cachemire dès le IIIeme siècle avant notre ère ; quelques siècles plus tard, il apparait sous la forme de la Voie du Milieu Madhyamaka, au IIe ou IIIeme siecle, et des courants Vijndnavada ou Yogâcâra qui placent comme les shivaïtes la vie de la conscience au cceur de la pratique. Vers le VIIeme siècle s'amorcent les échanges nourris avec les bouddhistes tibétains et chinois, le Cachemire servant de relais entre Inde, Chine et Asie centrale. II est ainsi logique que les thèmes chers au bouddhisme tels que la vacuité, la soif du devenir, le désir soient présents dans les stances de Lalla. C'est cependant avec les intuitions du Shivaisme non-dualiste que Lallâ semble trouver le plus d'affinités métaphysiques.
Une vie transfigurée par l'élan d'amour
Dans l'expérience spirituelle suggérée par ces stances affleure une triple influence : celle des Tantra, avec les théories du corps subtil, celle des pratiques yoguiques, avec le souffle-énergie (prana), ainsi que celle du bouddhisme avec les thèmes du vide (shunya) et du spontané (sahaja), présents à la fois dans les doctrines shivaïtes. Nourrie de ces diverses sources, les stances de Lallâ font preuve d'une intense originalite ; il émane d'elles une atmosphere pleine de liberté vis-a-vis des conventions, ainsi qu'une sorte d'amour subtil et ardent, imprégné de ferveur, de respect, pour cette réalité qui peu a peu se dévoile et qu'elle nomme Shiva. En cela la yogini s'inscrit dans la lignée spirituelle d'un Utpaladeva (maître cachemirien du Xeme siecle) qui s'écrie dans la Lignée des hymnes à Shiva :
« L'amour seul est digne d'es time dans la voie sans illusion de Shiva.
Ni yoga, ni ascèse, ni pieux hommage ne mènent au but. » Shivastotravali
Lalla chante la voie suprême, simple, immédiate, avec les mêmes accents que les philosophes les plus célébres du Cachemire, mais elle le fait dans un style plus populaire, imagé, vivant, relatant les épreuves et les souffrances endurées. Car avant d'acceder à la lucidité d'une conscience qui dépasse les représentations mentales, accordée a la vibration originelle, Lalla doit franchir, comme tous les bhakta, les étapes éprouvantes conduisant au discernement du Coeur. En fin de course, elle realise que le monde, en definitive, n'est pas à rejeter, mais doit être considéré autrement, comme une forme jaillie de la danse de Shiva, il en va de même des activités, connaissances etc... dès lors qu'elles ne demeurent pas centrées sur le moi individuel, mais qu'elles relèvent du rythme universel.
Les sept temps d'un accomplissement.
Parmi les nombreuses stances attribuées à Lallâ, nous disposons aujourd'hui de 109 poèmes (non classés) en cachemiri ainsi qu'une soixantaine de stances traduites du cachemiri en sanskrit par Râjanaka Bhâskara (XVIIIeme siècle). Chacune possède un sens profond, illustrant une étape sur le chemin, une expérience, que la yogini a cru bon d'évoquer, sans doute pour ceux qui venaient chercher auprès d'elle quelque nourriture spirituelle. Très brièvement, on peut tracer un itinéraire intérieur de sa recherche, ou du moins regrouper les "dits" (vakyani) ainsi : Tout part du constat du caractère illusoire et vain du monde, de là nait l'aspiration à surmonter la mayâ fabriquée par le moi (ahamkâra) et à s'orienter vers la dimension intérieure (antara), là même où l'énergie subtile du souffle (prâna) est perçue dans sa dimension universelle. Sur la base de cette prise de conscience s'amorce la conversion des pratiques et des rites, transformant le culte extérieur en la recherche d'un état fondamental, fait de vigilence et d'ardeur. Vie intérieure et contemplative ne sont plus séparées, l'expérience de l'égalité (samatâ) rend homogènes les mmodes distingués à l'ordinaire comme opposés (dvandva). A ce stade d'accomplissement, l'alternance des états cède le pas à la félicité "d'une même saveur" (samarasa), éprouvée comme un sustrat permanent. La reconnaissance devient inébranlable, le soi est éprouvé comme non distinct de Shiva-Natarâjâ, Conscience-énergie inflnie. Enracinés dans le cceur, les actes, paroles, pensees...jaillissent en toute spontaneité de l'être apaisé et ancré dans la Vie cosmique. Le « spontané » (sahaja) apparaît comme un aspect essentiel de l'expérience intérieure non seulement chez Lallâ, mais aussi chez les Shivaïtes du Cachemire ainsi que certaines écoles bouddhistes importantes en Inde comme hors de l'Inde.
Auteur : Colette Poggi
avec l'aimable autorisation de la revue Infos-Yoga
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