Mâyâ le pouvoir de l'illusion | 23/02/2019 |
Pourtant, à l'époque des Véda, Mâyâ désignait la "force créatrice", la "puissance mystérieuse des dieux" [1]. Le glissement s'est fait progressivement au moment où l'Advaita Védânta - et particulièrement Shankara - cherchait des raisons à la non-perception de l'absolu (Nirguna Brahman) [2]. Plutôt que d'accabler Mâyâ de la responsabilité de nous priver de vision claire, essayons d'examiner son champ d'action et sa fonction métaphysique.
Étymologie
Le mot Mâyâ vient d'une racine sanskrite MA, mesurer. Elle est ce qui vient apposer des contours à l'illimité ; elle délimite et découpe des formes dans l'infini [3]. Dans ce sens, elle va nous plonger dans la dualité et nous faire perdre de vue l'unité ainsi que les dimensions diaphanes dont nous provenons. Mâyâ est illusion au sens où nous perdons de vue qui nous sommes et entrons dans le domaine de l'amnésie. Cette dernière, comme nous le verrons, est cependant nécessaire à l'accomplissement de l'aventure cosmique. En réalité, personne ne quitte l'unité : l'infini est omniprésent mais par la puissance créatrice de Mâyâ, il endosse divers noms et formes (nâma-rûpa). Mâyâ est ainsi le jeu des apparences, pour le meilleur et pour le pire : elle exprime toute l'intelligence et la créativité divine à tel point que les spectateurs que nous sommes s'identifient à la pièce de théâtre (sârûpyam [4]). La maya est ainsi la saveur de ce monde, qui tourne parfois au poison.
Deux forces
II existe deux grandes forces dans cet univers. La première est plus connue des férus de yoga : ûrdhva kundalinî, ou l'énergie ascendante. Lovée au bas de la colonne vertébrale dans le premier cakra, elle attend d'être réveillée. Force tellurique d'abord, liée à la terre de mûladhâra, elle va s'émanciper de la gravité et monter pour se relier à l'autre pôle le plus élevé en l'homme : la conscience. Moins connue, l'autre force est celle qui descend depuis les confins éthérés du cosmos vers la matérialité ; on l'appelle adah kundalinî ou kundalinî descendante [5]. Ce sont les textes tantriques principalement qui détaillent l'action de ces deux grands mouvements. Sri Aurobindo aussi, apportant un éclairage nouveau sur les textes anciens, contribue à situer l'aventure cosmique entre deux pôles : l'incarnation avec la descente du Divin vers les plans d'expérimentation denses ; puis le retour depuis cette même densité vers le point d'origine. Tout se joue entre ces deux forces et c'est là que la maya entre en jeu.
Adah kundalinî et La descente uers la matérialité
Les tantra postulent l'existence de trente-six principes créateurs de l'univers ou tattva. Aux vingt-cinq principes du sâmkhya bien connus des étudiants de yoga, les tantra en ajoutent encore onze, représentant des niveaux subtils du vécu de l'"âme" et de la divinité. Le sâmkhya nous avait laissé purusha (la conscience) et prakriti (la nature) comme niveaux ultimes dans l'organisation du cosmos. Avec les tantra, nous allons plus loin : le purusha est entouré de cinq revêtements, qui le lient à l'existence terrestre : râga tattva : le désir, vidyâ tattva : la connaissance, kalâ tattva : la créativité, niyati tattva : la loi de cause à effet et kâla tattva : le temps. Or, ces cinq revêtements sont issus de Mâyâ tattva, l'énergie soutenant le mirage du monde.
Et cela n'est pas un hasard. Avant d'y revenir, situons ces différents tattva issus de maya dans leur contexte. Au sommet de la pyramide, la pure conscience est libre et une avec Shiva et Shakti, Conscience suprême et Puissance originelle : deux principes qui n'en sont qu'un. On pourrait dire qu'il s'agit à la fois du moyeu de l'univers aussi bien que son substrat. Shiva-Shakti, c'est une énergie conscience ou une conscience énergétique, à l'image de deux côtés d'une seule et même pièce. La libération revient à fusionner avec cet état originel, amenant le pratiquant à expérimenter des niveaux de béatitude, de cognition et de liberté presque insoutenables. La divine paire Shiva-Shakti va progressivement augmenter en densité et perdre en pureté au fur et à mesure de la descente vers la matière, par "jeu" (lîlâ), parce qu'il est tellement délicieux de se perdre pour mieux se retrouver. La force descendante, c'est elle : adah kundalinî qui n'est autre que le Divin cherchant à s'éprouver lui-même. Ensuite, dans la première étape d'évolution, apparaissent deux principes qui nous intéressent particulièrement ici : sadâshiva tattva, le pouvoir de dévoilement, puis îshvara tattva, le pouvoir d'occultation. L'advaita vedânta de Shankara donne un nom différent à ces deux pouvoirs de maya, qu'il nomme vikshepa-shakti et âvarana-shakti. Ces deux énergies constituent le double pouvoir de la maya : avarana, d'une racine sanskrite â-VRI, évoque le fait de cacher quelque chose. Vikshepa, sur la racine vi-KSHIP "jeter aux quatre vents", c'est la force de projection, de création, avec tout l'aspect explosif que cela peut impliquer. Le Divin émane de lui-même l'amnésie ou pouvoir d'occultation, sans lequel l'aventure humaine et cosmique n'est pas possible. Il doit s'oublier afin que le chemin inverse, celui de ûrdhva kundalinî, soit possible. Juxtaposé à l'amnésie, nous avons la capacité de nous souvenir de ce que nous sommes ultimement. C'est l'appel que nous sommes nombreux à entendre, appel à se souvenir, à revenir, à dévoiler - bref à voir au-delà de maya. C'est le rôle de la kundalinî ascendante, formidable énergie de révélation. Avant d'entrer dans les tattva gouvernés par maya, reste encore un principe et non des moindres : shuddhavidyâ tattva, connaissance pure, directe, instantanée, hébergeant les pouvoirs de création (Brahmâ), maintien (Vishnou) et dissolution (Rudra).
Les cinq revêtements de L'âme
Sur le chemin de "descente" ensuite, nous trouvons maya tattva évoquée plus haut, qui génère les cinq revêtements de l'âme que nous avons évoqués. Si nous avions la connaissance d'un Sadâshiva, il n'y aurait aucune nécessité de changement ou d'évolution ; nous serions des anges baignant dans la béatitude infinie de l'amour d'avant le monde. Mais cet infini a besoin de s'explorer comme s'il y avait une solitude divine dans l'unité sans diversité. Les voiles qui recouvrent purusha vont ainsi permettre de vivre aussi bien l'aliénation apparente (en réalité tout se passe en Shiva-Shakti) que le choix conscient de revenir à la vérité sans distorsion. Examinons-les en tant qu'œuvre de maya :
La représentation tantrique en trente-six principes confirme ainsi que la maya est inhérente au Divin lui-même. D'où vient cette méconnaissance de soi, cet "égarement" dont parle Utpaladeva ? Il provient de la "Puissance du Bienheureux, nommée Maya, l'enchanteresse". C'est en vertu de sa volonté souveraine que le Soi (...) ne se reconnaît pas ou bien se méprend partiellement en se prenant pour une apparence limitée telle que le corps, la sensation interne ou l'inconscience [6].
Il y a ainsi une continuité entre les Veda antiques et les textes plus récents sur l'énergie. Force de création, amnésie nécessaire, elle est la condition même de toute vie telle que nous la connaissons.
La Mâyâ, moteur de L'énergie psychique
Pour reprendre l'expression de Johan Vermeylen, dans nos vies, maya est l'énergie psychique qui s'oppose à l'énergie spirituelle. Certains sages témoignent d'un état d'être sans désir, d'une absolue tranquillité. Chez Ramana Maharshi par exemple, pas de place pour l'interprétation ou la projection psychique. Il baignait tout simplement dans la perception claire de la conscience, dans le calme olympien du "Soi". Nisargadatta Maharaj indiquait que le corps et le mental allaient leur vie tandis que lui suivait la sienne, indifférent et détaché du règne de prakriti. Nous autres sâdhaka en route vers nous-mêmes devons composer avec une autre force puissante : l'énergie psychique, synonyme de maya. Réservoir de tous nos désirs, de tous nos rêves, de tous nos scénarios, cette énergie-là est un combustible puissant. Elle est le moteur qui nous fait avancer dans la vie, pour le meilleur et pour le pire. L'énergie psychique nous pousse à devenir, à changer. Elle nous lie magnétiquement à ce qui nous fascine : idées préconçues d'une vie accomplie, désir de reconnaissance, d'approbation ; désir de briller et d'être vu pour ce que nous sommes. L'énergie spirituelle est toute d'humilité; l'énergie psychique nous donne le sens de l'extraordinaire et du grandiose et du coup nous sort du contentement simple. L'énergie psychique est addictive : grâce aux cinq puissances mâyiques énumérées ci-dessus, elle nous donne des sensations fortes qui renforcent le 'moi' et l'identification au corps et au mental. De tout cela émerge ce que l'on appelle parfois « l'état de rêve », par opposition à l'état d'éveil (kaivalya). Les désirs récurrents, le besoin de possession sans cesse renouvelé, les attachements induisant nos comportements, tout cela s'apparente au rêve. Cela n'a de consistance que pendant le temps où nous lui en donnons. L'éveil spirituel consiste à quitter le monde du rêve et de la maya pour celui de la réalité et de la liberté. Sur le seuil entre les deux, on laisse tous ses (re)vêtements, abandonnant les conforts de l'énergie psychique pour celui seul de la lumière divine. Autant dire que le saut est difficile, tant l'énergie psychique forme la quasi-totalité de nos quotidiens. Et si l'éveil à la réalité est désirable, pourtant, ce rêve est nécessaire, afin que l'infini fasse l'expérience de l'altérité. C'est la dichotomie du Divin ! Un premier niveau de compréhension consiste à réaliser que la maya a ainsi une fonction de taille dans cet univers : elle est ce qui le rend possible. Un deuxième pas peut être franchi dès lors que nous réalisons que la maya est la force agissante du Divin. Le karman s'accomplit grâce à la maya, l'ignorance et l'illusion poussant à vivre sa balistique propre pour s'accomplir. Pour celui qui peut voir à travers le voile, maya est la beauté du monde, le déguisement de l'Unité qui joue à cache-cache dans les formes innombrables. Il ne nous reste qu'à trouver un équilibre entre amnésie et souvenir, entre aventure terrestre et cosmique, composant avec l'énergie psychique mise au service du Soi incarné.
Notes :
1 Rig-ueda III. 53. 8.
2 À ce sujet, lire l'ouurage Réalité et maya cheg Sankara, une approche binaire de la connaissance, Anoula Sifonios, sur le site ujujuj.shunyatayoga.ch/articles.
3 Manfred Mayrhofer, Etymologisches Wôrberbuch des Altindoarischen, Heidelberg 1992, II. Band, p. 314,341,349-350.
4 Vrittisârûpyam itaratra, Yoga-sûtra 1-4. Sârûpyam, la méprise, est un terme issu de la dramaturgie.
5 A ce sujet, lire Lilian Silburn, La kundaimî, l'énergie des profondeurs, éd. Les deux océans 1983.
6 Dauid Dubois, Abhinauagupta, la liberté de la conscience, éd. ALmora 2010, p. 89.
L'auteure :
Anoula Sifonios enseigne le sanscrit et l'histoire des religions asiatiques dans différentes institutions. Outre le yoga postural, elle intervient dans les formations d'enseignants de yoga dans plusieurs écoles en Suisse romande et en France, pour le domaine de la philosophie indienne.
Site de l'auteure : www.shunyatayoga.ch
Avec l'aimable autorisation de la Revue Infos-Yoga
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