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Prâna, l'énergie de vie 18/01/2008

Aborder le prâna, c'est toucher aux rivages sacrés de l'océan dans lequel nous baignons : l'existence.  C'est s'approcher, par fulgurantes intuitions et lentes progressions, du mystère de notre incarnation et de toute l'aventure même du vivant, puisque, selon l'lnde, là où il y a de la vie, là se trouve le prâna.

 

L'homme fait de poussière et d'air.

 

Yehudi Menuhin, citant l'enseignant de BKS lyengar, son maître en yoga, disait que  "la vie n'est pas uniquement la poussière retournant à la poussière, mais aussi de l'air retournant à l'air." Remarque d'une extrême importance et qui fonde toute la dimension intérieure de l'être humain. Car s'il est vrai que notre corps matériel est constitué des mêmes éléments que l'on trouve dans la terre, ce corps "fait de limon", cette matière, grâce à l'énergie qui l'habite, se transforme en lumiere, en chaleur, en multiples radiations qui font que l'homme participe à toute l'aventure du créé, et cela consciemment.
"En fait, ajoutait Yehudi Menuhin, cela parachève l'équation d'Einstein matière = énergie et la transpose sur le plan de l'humain, dans votre incarnation vivante. Il ne s'agit plus de bombe atomique, il ne s'agit plus de faire exploser l'atome ni de domestiquer la matière, il s'agit d'irradier l'être humain de lumière et de force, sources vives d'énergie."

 

II y a prés de 3000 ans, la Chândogya Upanishad avait dejà noté, et avec quelle justesse, que toute l'existence tourne  autour du souffle, universel principe de vie: "De même que les rayons d'une roue sont attachés au moyeu, tout est attaché à ce souffle vital qui anime la créature vivante. Le souffle vital est son père, sa mère, son frère, sa soeur et son maître. II est Brahman, l'Absolu."  Magnifique texte, où s'entend déja, vingt siècles plus tôt la tendre tonalité de François d'Assise, faisant sa famille  de tout le vaste monde des créatures. Et combien il est vrai que, selon les heures et notre demande, ce souffle peut se faire, tour à tour, nourriture, force, caresse, courage, inspiration, joie, vérité... Et nous mener aux confins de cet illimité  que l'lnde nomme Brahman.

 

Prâna prajnâtman "Le souffle est le Soi conscient"
      KaushÎtaki-Upanishad.

 

Le souffle créateur est à l'oeuvre depuis le premier cri du nouveau-né, jusqu'au dernier soupir du mourant, l'homme est à chaque instant porté par sa respiration. Et nul ne survit plus de quelques instants à sa complète privation. "On peut vivre privé de parole, car nous avons l'exemple des muets, constate plaisamment la Kaushîtaki Upanishad. On peut vivre privé de vue, car nous avons l'exemple des aveugles; privé d'ouîe, car nous avons l'exemple des sourds; ou privé de raison, comme le montrent les simples d'esprit; on peut vivre sans bras ni jambes, car nous en voyons qui sont ainsi. Mais c'est le souffle, le Soi conscient qui s'étant emparé de ce corps, le fit se dresser. Tout est contenu dans le souffle."

Point de vue sobrement confirmé par la Hatha-Yoga Pradipîka qui ouvre son
deuxieme chapitre par ce constat: "Tant que le souffle demeure dans le corps, c'est ce qu'on appelle la vie.  La mort n'est rien d'autre que le départ du souffle." II n'est pas étonnant, dès lors, que les savoirs traditionnels aient conféré au souffle les plus hautes vertus.  Dès l'origine, il est divin. Ainsi, dans la Génèse, l'esprit de Dieu qui couve sur les primitives est-il nommé la "ruah", c'est-à-dire vent, souffle, ou encore parole. La même racine se retrouve dans le sens d'esprit "eruh" chez les Musulmans. L'equivalence du souffle et de l'esprit est également quasi générale dans nombre  d'autres traditions, - qu'il se nomme "pneuma" chez les Grecs, "spiritus" chez les Latins, ou "âtman" chez les Hindous. Dans les Veda, c'est le cygne qui couve l'oeuf cosmique primordial et son nom "hamsa" symbolise aussi le souffle. Ainsi, dans certaines techniques respiratoire yogiques, on inspire longuement en accentuant le frottement de la syllabe "ham" sur la glotte et l'on expire de même sur la syllabe "sa". Les Purâna, chroniques des temps lointains disent que la création est née d'une inspiration de Brahmâ, le dieu créateur  et que la fin du monde (pralaya) se clôturera par une expiration divine. Au moment ou Yahvé crée l'homme c'est à nouveau par la force du souffle, sa "ruah" qu'il insuffle vie dans la narine de sa créature. Et l'homme jusque-là inerte, s'anime soudain d'une âme vivante, "nephech", terme que selon J. Guillet, on retrouve presque identique - "nefes" - chez les musulmans Chiites d'Anatolie pour désigner un chant d'invocation. C'est donc à travers le souffle jailli de la bouche du Créateur que le monde est créé puis entretenu. "Tu envoies ton souffle, dit le Psaume 104, ils sont crees et tu renouvelles
la face de la terre."

 

Les rythmes binaires et le tissage du monde.

 

Une fois créée, toute vie va donc fonctionner à la manière d'une immense respiration avec la récurrence alternée des deux phases inspir / expir, qui sont symboliquement manifestation / retour, production / résorption, évolution / involution, ou encore selon la vision indienne  kalpa / pralaya, c'est-à-dire durée / dissolution. En ce rythme duel, émanant d'un centre et y revenant, chacun reconnaîtra naturellement l'alternance yang /yin qui, chez les taoïstes chinois, sont deux souffles, deux phases respiratoires ouvrant et fermant la "porte du ciel". Respirer, c'est donc, d'une certaine façon, assimiler le pouvoir du ciel, du spirituel. Mais, pour la tradition taoïste de la Chine ancienne, c'est tout l'espace physique, entre ciel et terre, qui est littéralement rempli d'un souffle, le fameux" k'i" dans lequel l'homme harmonieux baigne comme un poisson dans l'eau. La même idée prevaut en Inde, où le royaume du souffle vital est aussi celui du dieu du vent "Vâyu", le divin agissant sur le plan vital, la force de vie  cosmique, le pouvoir des souffles. Macrocosme et microcosme etant analogiques, Vâyu règne dans tout l'univers, de même qu'il régule tout l'homme. Ainsi l'Atharva Veda déclare-t-il magnifiquement: "L'air tisse l'univers, le souffle tisse l'homme." Vâyu est, au sens le plus fort, le fil, "sûtra" qui relie entre eux les différents mondes du grand cosmos, tout autant que les differents mondes qui coexistent à l'interieur de l'homme. On ne s'étonnera pas, dès lors, que le dieu Vâyu soit egalement un des "gardiens du monde" (lokapâla), dont il assure la cohésion.

 

Les cinq souffles du corps humain.

 

Notre corps est ainsi "tissé" de cinq fils, ou cinq souffles, qui gouvernent l'ensemble de nos fonctions vitales et se disent en sanskrit: prâna, apâna, samâna, udâna et vyâna.

 

Le premier souffle, et le plus noble, se nomme "prâna" et c'est son nom qui, de ce fait, devient la denomination génerique de tous les souffles, de toutes les énergies. Prâna, c'est la respiration première, la Grande Respiration ('pra' indiquant la priorité et l'intensité, 'an' signifiant respirer), prâna est la force de vie à l'état pur. II a son siège dans la région thoracique et commande la respiration a travers laquelle nous absorbons la force vitale de l'univers, tout en éliminant l'air vicié et les toxines qui nuisent au corps. C'est donc aussi la respiration "du devant".

 

Le deuxième souffle se nomme "apâna" ('apa' indiquant la mise à l'écart et aussi l'infériorité, 'an' signifiant respirer).
II se situe dans la partie inférieure de l'abdomen, où il concourt à rejeter hors du corps les déchets - urine - excréments - tout en assurant également l'emission de la semence.

 

Le troisième souffle se nomme "samâna" ('sama' indiquant l'égalité, la régularité, 'an' signifiant respirer). II oeuvre dans la partie supérieure de l'abdomen alimentant le feu gastrique, controlant la digestion, assurant les fonctions d'assimilation et entretenant ainsi le fonctionnement équilibré de l'ensemble du corps.

 

Le quatrième souffle se nomme "udâna" ('ud' indiquant l'élévation, 'â' le mouvement vers. 'an' signifiant respirer).
II est situé dans la gorge (pharynx et larynx) et commande l'absorption de l'air, de la nourriture, ainsi que les cordes vocales. C'est le souffle qui fait communiquer le bas et le haut, la part physique et la part spirituelle de l'être.

 

Le cinquième souffle, enfin, se nomme "vyâna" ('vi' indiquant la diffusion intensive, 'â' le mouvement vers, 'an' signifiant respirer). II se meut dans le corps tout entier, où il distribue l'énergie provenant de la nourriture et de l'air, par l'intermediaire des nerfs, artères et veines. C'est lui aussi qui défend le corps contre les maladies et le maintien en forme.

 

Prâna, Apâna, Samâna, Udâna, Vyâna

 


Mickael Mangeart

 

Ces cinq souffles constituent une magnifique symbolique du rôle vital joué par "ce qui respire en nous". Cinq, c'est, en Inde, le chiffre de Shiva, la force de transformation, d'incessant changement, mais aussi la danse cosmique, le jeu de la réalité. La racine verbale 'an'  signifie "respirer".  Nous la retrouvons telle quelle dans le latin "anima": souffle, air, qui donne en français animer, animal,  mais également âme. Nous la retrouvons aussi dans le grec "anemos", qui subsiste dans notre charmante anemone (la fleur qui s'ouvre au vent) et dans le non moins charmant anemometre qui fleure bon son 18eme siècle. Les cinq vâyu, chacun jouant son role spécifique - absorber, éliminer, égaliser, élever, diffuser - figurent, par ailleurs,
toute l'architecture energetique du corps humain. Si notre corps s'est "dressé"  comme dit fortement l'Upanishad,  c'est bien au prâna que nous devons la force et la beauté de cette "demeure du souffle". On notera enfin que ces cinq vocables, articulés autour du â (la premiere voyelle de l'alphabet qui, en sanskrit, represente le divin et la création), comme autour d'une colonne vertébrale, sont un puissant "mantra" aux remarquables effets apaisants. Prodigieux observateurs de la nature humaine, les Indiens mentionnent, outre les cinq vâyu, cinq souffles subsidiaires,  dits "upavaâyu". Difficile de resister au plaisir de vous les citer en passant...

 

Nâga (le serpent), qui vous permet de soulager l'estomac de ses gaz, par eructation plus ou moins sonore: c'est le rôt de bébé !

 

Kûrma (la tortue), qui commande â la fois le battement des paupières et la taille de l'iris, pour éviter à vos yeux les corps étrangers ou une lumière trop intense.

 

Krikara (la perdrix) qui, en provoquant l'éternuement ou la toux, empèche les particules de remonter dans votre nez ou de descendre dans votre gorge.

 

Devadatta (à la fois don de dieu et conque du guerrier Arjuna), qui vous invite a bailler et à aller dormir.

 

Dhanamjaya (celui qui remporte le prix, un des surnoms d'Arjuna) qui produit et fait circuler la lymphe dans vos tissus.

 

De l'énergie â la conscience.

 

On comprend mieux, alors, l'extraordinaire importance que la tradition indienne - et singulierement le yoga -accorde aux souffles, â leur connaissance raffinée et à leur usage maîtrisé. On entre ici dans l'immense royaumedu "prâna" au sens génerique du terme. Immense et pour tout dire encore mysterieux, tant il a de ramifications au sein de la matière et d'implications sur les differents plans de l'énergie. "Il est aussi difficile d'expliquer prâna que d'expliquer Dieu", note, non sans une touche d'humour, le celebre maître de yoga BKS lyengar.
  
La Kaushitaki-Upanishad, déjà citée, précise ceci : "Le souffle c'est la conscience, et la conscience, c'est le souffle.  Car tous deux résident ensemble dans ce corps et le quittent ensemble." Pour l'Upanishad, prâna est donc principe d'énergie et de conscience et l'on sait que pour l'lnde ces deux termes sont indissolublement liés, comme l'endroit et l'envers, "Prâna, disait Svvâmi Shivânanda, est la somme totale de toutes les energies contenues dans l'univers ". Energie cosmique donc, mais aussi physique, sexuelle, mentale, intellectuelle, spirituelle... tout ce qui vibre est prâna. C'est l'énergie qui crée, protège et détruit pour renouveler. Prâna est ainsi le souffle vital de tous les êtres dans l'univers. Leur naissance est incarnation du souffle cosmique  dans un individu, leur existence manifestation multiforme du souffle vital, leur mort retour du souffle individuel au souffle cosmique. Voilà pourquoi le yogi voit dans prâna le "Purusha" - la personne cosmique - à l'origine de la création et pourquoi à  travers sa pratique, "II prend refuge en prâna". Cette merveilleuse expression, bien evidemment, fait songer aux trois "refuges" que prend le disciple qui emprunte la voie bouddhiste. Le Bouddha, ne l'oublions pas, fut un yogi accompli... Que prâna soit un chemin de conscience privilégié, toute la tradition de l'lnde - hindoue comme bouddhiste - l'atteste. L'atteste, entre autres, l'étincelante équivalence mise en exergue de cette étude "prâna prajnâtman ", que Louis Renou  traduit ainsi: le souffle est le Soi conscient. Ici s'impose le commentaire de Shankara, subtil maître védantique du 7eme siècle de notre ère, qui ecrit sur l'âtman : "le Soi doit être connu ici même, dans cette vie (...) Si le Soi est connu ici, 11 y a alors vérité suprême et le but de l'existence sera atteint (...) Si le Soi n'est pas connu, la vie est inutile."

 

Connaître et apprivoiser le souffle.

 

Le Yoga est, pour une part essentielle, science et art du prâna - le "prânâyâma". On traduit géneralement ce terme par "controle du souffle", ce qui est juste mais insuffisant. Prâna, c'est bien sûr la respiration, ce que le Yoga désigne sans aucune nuance péjorative, sous le terme de "souffle grossier" (sthûla vâyu) : mais c'est aussi et surtout le "souffle subtil" (sukshma vâyu), l'énergie vitale proprement dite. Quant au mot "ayâma", il indique l'extension, l'allongement, la retenue, l'arrêt. Le prânâyâma est donc, a proprement parler, maniêre d'allonger et de retenir  le souffle afin d'étendre et d'accroître l'energie vitale. C'est une veritable "quête initiatique" du souffle, de tous les souffles vitaux - "vâyu sâdhanâ" - selon la superbe expression d'un des traités de hatha-yoga les plus connus, la Shiva Samhitâ. C'est enfin la porte d'entrée par laquelle le yogi pénètre dans le corps subtil (sûkshma sharira) qui, ultimement, le met en présence de l'âtman, du Soi. Science du souffle, le prânâyâma s'appuie sur un ensemble de techniques d'admission et d'évacuation controlée de la respiration, dans une posture de yoga stable et aisée. Chaque exercice se compose d'un enchaînement d'inspirations, d'expirations et de suspensions ou  rétentions de souffle. L'inspiration est dite "pûraka" (flot) et vise a stimuler l'organisme.
L'expiration est dite "rechaka" (seringue) et vise à rejeter l'air vicié et les toxines, et à detendre. Les suspensions de souffle sont dites "kumbhaka" (petite jarre) et visent a distribuer l'énergie dans tout le corps.

Art du souffle, le prânâyâma apporte à l'organisme un abondant surcroît d'oxygène, y provoquant de subtiles transformations qui ont leurs repercussions sur toutes les fonctions somatiques. Par ailleurs, il favorise au plus haut point le recentrage de l'attention et la concentration de l'esprit. Régulant pensées, désirs et actions,  il procure à celui qui s'y adonne avec prudence et patience un remarquable équilibre, une profonde paix et une grande force de volonté. Ce sujet est si vaste et si complexe, qu'il lui faudrait, à l'evidence, de bien plus longs développements. Mais après cette plongée en apnée dans les profondeurs de prâna, peut-être le lecteur sera-t-il heureux de souffler un peu...

 

Extrait du dernier livre de François Roux

"La Source Océane" (éditions Agamat)

 


François Roux avec Babakare Khane

 

(Auteur : article de François Roux avec l'aimable autorisation d'Infos-yoga)



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