Khéchari Mudrâ | 01/11/2012 |
La pratique du retournement de la langue :
du Hatha-yoga à la méditation
Le contexte historique
Ce chapitre est basé sur un texte du 14e siècle de la littérature du Hatha-yoga, la Khecharî-vidyâ. Je dois remercier d'abord mon ami de longue date Alvaro Enterria, directeur des éditions Indica Book à Bénarès, pour avoir publié tout récemment ce texte avec des commentaires précis et utiles par James Mallinson. Ce dernier a effectué son doctorat en sanskrit à Oxford et est un spécialiste des textes du hatha-yoga. La Khecharî-Vidyâ (KV) a précédé d'un siècle environ la célèbre Hathayoga-pradipikâ de Svâtmarâma, 'la petite lampe du hatha-yoga' qu'on appelle en abrégé Hatha-pradipikâ. Le terme vidyâ lui-même signifie connaissance dans le sens fort du terme. La connaissance pratique des mantras et le pouvoir qui vient de leur récitation est en particulier appelé de ce nom vidyâ. Ce terme pour un ouvrage sur la pratique de khecharî, le retournement de la langue en mettant la pointe vers le haut, suggère donc que chaque verset du texte peut avoir la force efficace d'un mantra.
Le développement du hatha-yoga est lié au shivaïsme tantrique, il a été transmis par le plus grand ordre ascétique du Moyen Âge indien, le Nâth sampraday, jusqu'au début du XIXéme siècle. C'est de ce groupe dont faisait partie Matsyendranâth et son disciple Gorakshnâth, qui sont considérés traditionnellement comme les fondateurs du hatha-yoga. Tout au long de cette évolution, l'interprétation des pratiques traditionnelles a oscillé entre deux pôles, celui des tantras visant aux pouvoirs, siddhis, et celui du védânta et de la bhakti visant à la libération, mukti. Nous retrouvons ces deux tendances interprétatives dans les commentaires sur khecharî. Les sannyâsis védântins ont repris le khecharî, non pas pour les siddhis, mais plus simplement pour le contrôle de soi. On retrouve la simplicité de la description de la pratique telle qu'elle apparaît dans le canon pâli par le Bouddha, à laquelle nous reviendrons ci-dessous. Dans l'hindouisme du XIXéme siècle, la tendance du courant général a été de prendre une distance vis-à-vis des pratiques tantriques complètes, en particulier sous l'influence de la morale victorienne qui était dominante à l'époque. On peut dire que globalement, l'importance de khecharî a été oubliée par le yoga du XXéme siècle.
Cependant, on peut distinguer comme Vivekânanda l'a fait au XIXéme siècle les pratiques physiques du hatha-yoga et les pratiques méditatives, celles-ci ayant tendance à être appelées raja-yoga et associée au yoga en huit membres de Patanjali. A ce moment là, les manipulations physiques du khecharî mûdra du hatha-yoga seront reprises mais du point de vue subtil, visualisé et méditatif. C'est l'approche par exemple de Swami Satyânanda. Notons aussi que la pratique du retournement méditatif de la langue n'est pas limité au Yoga. On le retrouve aussi dans le bouddhisme tibétain. Il est également un élément central de l'enseignement du Falou-gong, ce mouvement qui a eu plusieurs dizaines de millions de pratiquants en Chine communiste dans les années 1990 avant d'être sévèrement persécuté par le Parti qui y voyait un contre-pouvoir.
Les racines de la pratique dans la culture de l'Inde
Nous pouvons commencer par citer ce que le Bouddha rapporte de cette méthode à son époque. Elle était effectuée par des ascètes 'antinomiens', c'est-à-dire qui prenaient leur distance vis-à-vis de la société brahmanique des villes et partaient dans les forêts, aux « antipodes » de la vie sociale, pour faire une sâdhanâ plus intensive. Les moines jaïns en faisaient partie, et le Bouddha a certainement eu sa formation en partie chez eux. Etait présent alors aussi un ordre maintenant disparu, les ajîvikas, mais qui à l'époque était très important. Les références qu'on trouve dans les paroles de Bouddha sont quelque peu ambivalentes : dans un premier temps, il rejette complètement la pratique de khecharî comme de la torture inutile, et la met sur le même plan que les rétentions forcées de souffle et les jeûnes prolongés. Il fait visiblement référence à la pratique très physique du khecharî, en forçant le corps, plutôt qu'à son approche méditative. Notre citation vient du Mahâsacchaka Sutta (Majjhîma Nikaya I, livre 9, p.242-246) où le Bouddha explique à un jaïn appelé Sacchaka les pratiques qu'il a tentées :
« J'ai serré les dents, j'ai pressé mon palais avec la langue et contraint, refoulé et torturé mon esprit avec mon esprit. Sacchaka, tandis que je serrais les dents, pressais mon palais avec ma langue et contraignais, refoulais et torturais mon esprit avec mon esprit, je transpirais abondamment sous les aisselles. C'était comme si un homme fort s'emparait de quelqu'un de plus faible par la tête et les épaules pour le contraindre. Bien que cela ait secoué ma paresse et m'ait donné une clarté d'esprit non troublée par autre chose, mon corps restait impétueux, non calmé, tandis que j'étais perturbé par ces exercices pénibles... J'ai essayé ensuite les arrêts respiratoires. Mais je n'ai pas atteint, en me fondant sur ces pratiques sévères, une plus grande excellence dans la noble conscience et la clarté d'esprit qui transcendent la condition humaine. Je me suis demandé alors s'il ne pouvait pas y avoir un autre chemin vers l'illumination. »
Cependant, dans le même livre du Majjhima Nikaya, dans le Vitthakasanthânasutta, le Tathâghata semble considérer que cela peut être utile : « Quand le pratiquant serre les dents, presse son palais avec sa langue et contraint, refoule et tortures son esprit avec son esprit, un moment vient où ses pensées troubles et malsaines qui sont associées avec le désir et l'aversion sont dominées, et elles disparaissent. En se débarrassant de celle-ci, l'esprit se tourne vers l'intérieur, devient calme, concentré et absorbé. »
On parle de khecharî dans la Hathayogapradipikikâ, qui en fait est une compilation, une anthologie de textes antérieurs sur le hatha-yoga. La Khecharî-Vidya, nous l'avons dit, précède d'un siècle environ la Hathapradipikâ. Dans le Kularatnoddyota, la khecharî est décrite comme la première d'une série de huit mudrâs, parce que sans doute l'auteur a considéré qu'il s'agissait d'une pratique fondamentale.
Khecharî et la stimulation des endorphines
Beaucoup d'éléments amènent à penser que khecharî stimule les endorphines. Il y a un travail de transformation des appétits de base de l'être humain, que ce soit l'alimentation ou la sexualité. Dans ce sens, on dit dans les textes : « II est difficile pour les dieux de percer cette porte, [c'est-à-dire de réussir khecharî] parce que leur esprit est tourné vers le plaisir ». En sortant du circuit des impulsions instinctuelles habituelles, colère, désir etc. et de la tendance à tendre les mâchoires, ainsi qu'en amenant la pointe de la langue vers l'avant, khecharî libère de ces enchaînements d'émotions perturbatrices et déstresse profondément. Dans ce sens, il y a probablement une diminution du cortisol et une augmentation des endorphines, puisque ces deux substances agissent de façon antagoniste. D'où l'idée simple d'associer le nectar d'immortalité traditionnel, amritam, aux endorphines. À ce moment-là, on comprendra mieux ses bons effets sur la santé que les yoguis soulignent : en effet, si on diminue le cortisol en augmentant les endorphines, on va diminuer le stress chronique, on va renforcer l'immunité et favoriser une bonne santé à long terme.
Y a-t-il d'autres éléments dans la khecharî qui peuvent favoriser la sécrétion des endorphines ? Oui, on pourrait par exemple observer que la zone du palais qui est stimulée par la pointe de la langue ne l'est pas d'habitude, sauf au moment même où l'on s'alimente. C'est comme si la langue elle-même dans cette position inattendue, devenait l'aliment. Un texte de hatha-yoga le dit d'ailleurs explicitement : « Par le yoga, la langue devient comme de la viande de vache, et le nectar comme du vin ». Remarquons qu'il y a dans cette comparaison un aspect tantrique de la main gauche typique, où la pratique elle-même est comparée à ce qui en général est interdit. Ici, consommer de la viande de vache et boire de l'alcool, à d'autres endroits ce sera l'analogie entre khecharî et l'union sexuelle.
Cette pratique permet aussi de « supprimer la faim et la soif en se concentrant dans le creux de la gorge » comme on dit dans les Yogasutras de Patanjali 3.29. Dans la Khecharî-vidyâ, on suggère que le yogui réussit à se nourrir de nâda-bindu. Cela veut dire que quand il est absorbé dans le point se trouvant au contact de la langue et du palais, le bindu, et qu'il écoute comme si le son intérieur, le nâda, provenait de ce point, son attention est complètement absorbée et la sensation de faim et de soif se manifeste beaucoup moins. C'est comme s'il remplissait sa propre cavité buccale de lumière et de son, ayant ainsi l'impression d'en être nourri. Tout ceci met en branle le système de l'appétit, avec au début une stimulation des endorphines. Dans le mécanisme d'alimentation normale, l'arrivée des aliments digérés dans le sang coupe l'appétit en faisant baisser entre autres les endorphines. Mais ici, il n'y a pas d'aliments physiques, et donc les taux d'endorphines restent élevé, c'est d'ailleurs ce que souhaite le yogui, car cela stimule l'attention, l'appétit de connaître, diminue les douleurs corporelles et renforce l'immunité.
Par ailleurs, cette pratique de khecharî est régulièrement associée aux rétentions de souffle dans les textes classiques, et ceux-ci aident à une production rapide d'endorphines. En effet, cela crée une alerte vitale pour le cerveau, qui, craignant un manque d'oxygène fatal, met en route ce système d'urgence que représentent quelque part les endorphines.
En concluant ces quelques réflexions sur khecharî et endorphines, nous pouvons faire remarquer que la réduction de l'alimentation et de l'activité sexuelle évite la production importante d'endorphines par à coup mais la maintient en plateau probablement. Le contrecoup positif pour le yogui est que le cerveau fabrique plus de récepteurs pour bien profiter en quelque sorte de la quantité moindre d'endorphines qu'il trouve. Donc, un certain niveau d'abstention affine la sensibilité. On le savait déjà, mais c'est intéressant de pouvoir se dire que cet affinage est probablement relié à une augmentation du nombre de récepteurs aux bêta-endorphines.
Conseils donnés dans la Khechari-vidyâ
La pratique de khecharî mûdra y est appelé simplement abhyâsa, 'la pratique', en quelque sorte donc 'la pratique par excellence'. Son étude est développée entre quatre chapitres. Ceux-ci sont appelés patala, terme dont le sens primitif est une enveloppe de tissu, probablement pour enrober les paquets de feuilles constituant un chapitre donné. Cependant, il y un autre sens qui est joli, donné par le dictionnaire de Monier-Williams, c'est 'le troisième œil'. En effet, celui-ci est marqué par une traînée, une bande de pâte de santal qu'on appelle aussi patala. Ainsi, les quatre chapitres apporteront aux lecteurs en quatre phases de plus en plus profondes, une ouverture du troisième œil, l'œil de la connaissance. La pratique de khecharî doit être constante : « Debout, éveillé, endormi, en bougeant, en mangeant ou en jouissant durant les relations sexuelles, le pratiquant doit enrouler sa langue en la rentrant [vers le plafond] de la bouche ». Concrètement, la détente de la mâchoire est le corollaire important du redressement de la langue. Nous en avons parlé, en fait, le premier réflexe est au contraire de tendre la mâchoire à cause de cette position nouvelle de la langue qui est vécue a priori comme inconfortable. « II faut mettre la langue dans l'espace sans support [on peut y voir l'espace en dessous de la luette, ou au-dessus si on retourne la luette avec un doigt en crochet et on passe la langue par derrière, comme dans la khecharî physique du hatha-yoga traditionnel] sans que les dents et les lèvres ne se touchent, sans qu'elles n'aient aucun contact ». Pour Swami Satyânanda, ce mouvement de la langue est naturel quand le prâna s'éveille.
Pour la pratique de khecharî, on conseille dans les textes de mettre les mains sur les genoux.
Pratique : Les sept lâcher-prise
Assis en position jambes croisées avec les mains sur les genoux, on détend les mâchoires, on laisse les yeux remonter vers le haut et le souffle sortir par la bouche ouverte, éventuellement en le rendant audible avec un son « Ah!». En même temps qu'on sent les muscles autour des mandibules à gauche et à droite se détendre, on sent aussi les deux bras et des deux cuisses qui relâchent leurs tensions. Le fait de laisser les yeux partir vers le haut permet de relaxer son lien trop étroit et fusionnel avec les images mentales, en regardant dans le ciel vide au-dessus de l'horizon en quelque sorte. Cela peut aider d'imaginer que l'onde de détente a un épicentre, un peu comme dans les tremblements de terre. Dans cette pratique, on le situera au talou, le point de contact de la pointe de la langue avec le palais. Il existe une isomorphie, un lien réflexe, entre le creux, la concavité postérieure, de la langue en khecharî, et celui des colonnes lombaires et cervicales. Khecharî permet donc de redresser le dos, et d'avoir une meilleure méditation, en particulier quand il s'agit d'observer son propre mental en prenant une distance vis-à-vis de lui.
D'après les textes, le simple fait que la pointe de la langue touche le palais commence à mettre en branle le processus de montée d'énergie. On dit que la pointe de la langue redressée est le sommet de l'axe central, qu'on compare souvent à la rivière secrète Sarasvatî. C'est comme si il y avait un océan de lait dans la zone du cerveau et que la rivière montante ait son estuaire au niveau du talou, l'arrière du palais.
Pratique : Transformer le fruit rouge en fruit d'or
Une pratique associée avec khecharî est plutôt simple : « Le yogui doit inspirer l'énergie par le canal de la lune c'est-à-dire à gauche, et l'expulser par le canal du soleil, c'est-à-dire à droite, et ceci pour l'amélioration du corps. » Nous avons déjà parlé précédemment de cette anxiété qui a tendance à se coller dans la zone du cœur, comme des atomes dans la solution d'un sel donné autour d'un cristal de départ. Pour sortir de ce processus automatique, on prend sur l'inspiration l'énergie excessive pour l'extraire des « filets » du cœur à gauche, et sur l'expiration, on la « reverse » libérée en quelque sorte dans la zone du cœur subtil à droite. De façon imagée, on pourrait dire qu'il s'agit de transformer le fruit rouge, le cœur physique, en fruit d'or, le cœur subtil. Une image qui revient souvent dans les textes de hatha-yoga à propos de khecharî est jolie, il s'agit du bec de l'oiseau : la partie supérieure du bec est la langue qui part vers le haut, la partie inférieure la mâchoire qui se détend et part vers le bas : on a l'impression de la mère-oiseau qui revient au nid et qui ouvre son bec pour chanter et nourrir son petit.
On peut se demander ce que signifie exactement le terme khe dans khechari. On sait qu'il veut dire au départ espace, espace médian, fissure, et dans ce sens aussi le moyeu de l'axe, cet espace vide permettant d'introduire l'axe. Dans ce sens, on peut dire qu'il s'agit de l'axe central autour duquel tout le corps subtil gravite, khecharî consistant à sentir la langue qui non seulement pénètre dans cet axe central, mais en constitue l'extrémité supérieure. Le bonheur, su-kha, signifie l'état lorsque la roue tourne bien, su-, autour de son axe, et le malheur, l'état inverse, du-kha lorsqu'elle tourne mal, du-, qu'elle grince ou qu'elle est voilée en quelque sorte. En outre, dans la pratique de khecharî, on peut aussi considérer que khe correspond à l'espace au-dessus de la luette, ou éventuellement juste en dessous.
La rencontre de frère soleil et de sœur lune
Visualiser le soleil à la pointe de la langue, et le porter vers « l'orbe de la lune », c'est-à-dire le centre du front. De l'union des deux astres subtils s'écoulent en descendant deux rivières de nectar, l'une vers le bas et l'avant à travers les narines baignant donc l'avant du corps, l'autre vers le bas et l'arrière, à travers le conduit nasal postérieur, imprégnant donc l'intérieur de l'organisme. Il y a bien d'autres visualisations possibles pour aider à la pratique du khecharî. J'en donne un bon nombre dans le chapitre 10 - inspiré par la Kécharî-vidya - de mon ouvrage à paraître aux éditions du Relié en fin 2012, Méditation, émotions et corps vécu. J'aborde aussi dans ce livre le svara-yoga et l'ouverture des canaux d'énergie par le travail sur l'ouverture des narines, ainsi que le rapport entre méditation et neurosciences. J'y fais également un compte-rendu du congrès d'avril dernier de Denver au Colorado qui a réuni 700 personnes, dont beaucoup de chercheurs scientifiques, sur le thème « méditation et sciences ».
Auteur : Jacques Vigne
Avec l'aimable autorisation de la Revue Infos-Yoga
Voir l'image de la Kéchari sur Tantra.fr
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