Autobiographie d'une pilote nonordinaire | 05/07/2018 |
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Riz sauté, flocons légers, thé noir serré, ce nasta me réconcilie avec la vie, puis c’est le plongeon. Plongeon dans l’activité, plongeon dans le karma yoga, l’action en conscience, l’action sans attente, plongeon dans le seva, service aux autres, service désintéressé. Plongeon aussi dans l’immense foule bigarrée, composée tant d’Indiens que d’étrangers venus de tous pays aider aux préparations du grand festival tantrique qui approche, le Sat Chandi Maha Yajña. Il semble que de ce plongeon je ne sois jamais ressortie.
L’activité est intense, fébrile, trépidante. Nous, les étudiants de l’université de Munger, sommes affectés à la cuisine, au service des repas. Une folie mélangée à une incroyable organisation à l’indienne. Lorsque l’heure arrive, la foule est dirigée de façon parfaitement fluide par les jeunes batouks et kannyas, dont nous reparlerons bientôt, de manière que chacun s’assoie sur les tapis installés sur le gazon du grand Alakh Bara. Devant chaque invité ont été déposés une assiette et un petit bol en feuille de bananier, ainsi qu’un minuscule verre en terre cuite. Point de couverts puisque nous mangeons avec les doigts en Inde. Notre tâche, à nous les étudiants sevak1 est alors de passer le long des interminables rangées de convives bariolés en portant les seaux inépuisables de nourriture, munis de grosses louches pour servir tout un chacun de dhal, riz, sapji. Tout cela sous l’œil vigilant et la guidance parfois chaotique des différents swamis en charge, les responsables coordinateurs, dont les instructions souvent contradictoires sèment régulièrement un vent de panique dans les rangs des sevaks. Qu’à cela ne tienne ! Cela fait partie du jeu !
Autant dire que nous ne nous ennuyons pas dans notre karma yoga-seva. Car le service devient rapidement non stop du matin au soir, vu la foule qui ne cesse d’affluer à l’ashram. Le début du Sat Chandi Maha Yajña approche et certainement plus de mille personnes déjà défilent quotidiennement pour prendre les repas. Servir me plaît totalement. Les regards de l’un à l’autre deviennent comme une danse magnifique unissant tout un chacun par ce lien d’amour universel dont j’ai reçu quelques étincelles, alors un baume s’étale dans mon cœur qui me fait planer dans des espaces de félicité bienheureuse ; et lorsque mon regard croise celui d’un ami yogi aussi euphorique que moi, nos yeux confirment : cette expérience sublime est l’amour qui unit tous les êtres, l’amour d’Anahat, le cœur de l’Univers ! À Rikhia, l’amour inconditionnel est palpable et nous le touchons avec nos cœurs.
Abandonnant alors toute résistance, plongeant dans la danse du seva sans compter, donnant sans relâche et sans attente, je me laisse porter et cet amour devient expérience. Bonheur indescriptible. La foule bigarrée aux mille visages inconnus devient manifestation d’amour. Servir une louche de sapji dans une assiette en feuille de bananier, recevoir le regard souriant du vieil homme satisfait ou de l’enfant content, sentir cette union entre tous les êtres présents ici, qui n’ont pour autre but que de servir, c’est une découverte d’une puissance non encore explorée. La sensation de oneness… Unité, union… Nous sommes un.
Serve – Love – Give
Sers – Aime – Donne
La clé du yoga de Shivananda. La clé qui ouvre le cœur. C’est tout simple et facile. Il suffit de s’y abandonner… Tout malaise a disparu à présent, je me lève chaque matin comme s’il y avait un ressort dans mon lit qui me propulse dehors pour servir. Ouverture, c’est l’ouverture qui continue…
*
Et bientôt le Sat Chandi Maha Yajña commence. Cette fois plus de seva. Suivre le programme autant que nous le souhaitons, telle est la consigne. Aussi, dès le premier matin alors que le soleil se lève à peine sur l’Alakh Bara, je me précipite à l’entrée, où je retrouve de nombreux autres aspirants, impatients comme moi de vivre ces moments inconnus. La porte s’ouvre, nous entrons. Les jeunes kannyas, certaines hautes comme trois pommes, d’autres jeunes adolescentes aux corps graciles, dessinent avec un sourire candide au milieu nos sourcils, le point rouge des Indiens symbolisant le troisième œil, la conscience, Shiva. Une mélodie de flûte aérienne baigne la place d’une atmosphère céleste. Des tapis verts sont étendus partout, une estrade colorée, décorée par des centaines de fleurs, rubans et tentures, trône au centre de l’espace lumineux. L’activité est intense, partout des sevaks s’affairent aux dernières finitions. Guidés d’une façon parfaitement fluide par les kannyas, les centaines de participants s’installent dans un respect tangible picoté d’une excitation enfantine. Les sourires des uns aux autres en disent long. La plupart ont parcouru des milliers de kilomètres pour se joindre à ce programme hors de tout ce qui est connu. Et moi je suis là, invitée privilégiée de l’université de Munger, comme si la grâce m’avait portée dans ce lieu où tout est émerveillement.
Ces kannyas et batouks sont des jeunes enfants que swami Satyananda a adoptés. Enfants des villages de la région immensément pauvre du Bihar, ils seraient restés sans vêtements, sans même manger tous les jours et bien sûr sans aucune éducation. Paramahamsa Satyananda, en étendant ses grands bras d’amour, les a pris sous sa protection. Commençant avec cinq cents kannyas (les filles), il a continué avec cinq cents batouks (les garçons) qui ont entre cinq et douze ans en 2001. Les enfants partagent leur journée entre la bicoque parentale, où ils aident aux divers travaux de base, et l’ashram, où ils reçoivent à manger trois fois par jour (dans leur village c’était à peine une fois par semaine) ainsi que des vêtements, des soins, une éducation dispensée par des swamis résidents et, plus que tout, ils reçoivent la grâce de Paramahamsaji. Mais cela je ne le comprends pas encore. Pour le moment je vois de jeunes enfants indiens s’amusant comme des fous à guider les étrangers souvent maladroits et trop gourmands de tout, notamment d’espace. Comment nous installer par centaines sur des surfaces si réduites ? Il nous faut plier nos jambes, serrer nos corps encore et encore, afin que chacun puisse prendre place. Et, lorsque nous sommes recroquevillés au maximum, il nous faut encore nous compresser car d’autres vont arriver !
Depuis que je suis en Inde, cette différence flagrante me percute de plein fouet, entre nous, les Occidentaux du monde riche et moderne, et les Indiens, effacés, humbles et contents. Nous prenons tout sans être jamais satisfaits de ce que nous avons, nous désirons toujours plus de tout. De nourriture, de thé, d’espace… Alors j’ai honte. J’ai honte de boire une énorme chope de thé alors qu’un Indien sera content avec un minuscule verre. J’ai honte de transporter partout mon sac rempli d’accessoires inutiles qui prennent de la place alors qu’un Indien se promène sans rien et s’assoit sans bruit comme dans un mouchoir… J’ai honte mais je n’y peux rien. Je suis occidentale. Je ne savais pas. Je ne savais pas ce que Paramahamsa Satyananda va résumer en ces quelques mots : « Ce qu’un Indien consomme en un an en énergies, nourriture, eau, vêtements, électricité, etc., un Occidental le dissipe en un jour. »
À Rikhia je découvre le monde tel qu’il est. Ce que je ressens depuis toujours, sans pouvoir le cerner, l’Inde me le montre avec une acuité redoutable : ce déséquilibre flagrant, monstrueux qui se creuse tous les jours entre pays riches, cages dorées, hôtels cinq étoiles, supermarchés dégoulinants, et pays pauvres, manquant de tout surtout de l’essentiel comme d’un repas par jour, d’eau, de couvertures, d’abris… Ce déséquilibre indécent entraînant l’humanité à sa perte est, en Inde étalé sous mes yeux. Et je suis sous le choc. Notre minuscule minorité de gens aisés, voire riches, consomme toutes les ressources de la planète alors qu’une immense majorité d’êtres humains est en manque de tout.
Nous avons oublié de partager.
Le programme du Sat Chandi Maha Yajña devient pour moi une gigantesque prise de conscience et l’expérience qui me transformera pour le meilleur, sans possibilité de retour. Enfin !
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