Dès septembre 2024 je décidais de participer à la Kumbh Mêla de 2025 à Prayagraj, la fête religieuse la plus grande, la plus prestigieuse, ayant lieu tous les douze ans, qui plus est, avec un alignement de planètes rarissime observable tous les 144 ans.
Il s'agit d'un grand rassemblement traditionnel concernant toutes les écoles religieuses et différents courants de l'hindouisme. Cette fête se déroule pendant 50 jours environ, avec des points d'orgue selon le calendrier lunaire hindou nommé Jotisha.
Durant ces périodes réputées les plus favorables, les pélerins se baignent au sangam, c.a.d au confluent du Gange, de la Yamuna et du cours subtil de la Saraswati. Cette dernière rivière aujourd'hui asséchée a bel et bien existé 1500 ans av J.C., elle est mentionnée dans le Rig Veda comme étant la plus forte et la plus puissante des 7 rivières du piémont Himalayen. Du fait de changements climatiques et certainement de mouvements tectoniques, elle s'est amenuisée au fil du temps et a changé son cours pour verser du côté pakistanais avec l'actuelle Chenab.
Ce confluent appelé encore Triveni symbolise la structure énergétique yogique avec les trois principaux nadis. Ganga représente à gauche Ida nadi, Yamuna représente à droite Pingala nadi alors que la Saraswati représente le canal central ou Sushumna nadi. Leur rencontre symbolise le troisième oeil présent dans Âjna chakra situé au niveau du front entre les sourcils. L'ouverture par le yoga de cet oeil intérieur fait voir l'unité dans le multiple, l'intuition puissante et directe d'une seule et même présence, d'une seule et même conscience se manifestant sous de multiples aspects.
Dès le début, Shiva s'occupe de moi et me met en contact avec un groupe de yogis et yoginis français et étrangers pour partager cette expérience hors du commun et mutualiser nos efforts. Les préparatifs pour ce genre de pélerinage sont nombreux et demandent beaucoup de patience avec des démarches diverses et variées. Il s'agit d'une partie invisible consistant en un travail méticuleux mais cette préparation est absolument nécessaire si l'on veut réussir un voyage sans encombre majeure.
Voici une liste non exhaustive des préparatifs : visa valide indispensable, billets d'avion, de trains, réservation obligatoire des hôtels avec paiement d'avance (à cause du surplus de demandes du fait de la Kumbh), réservation d'un bus, un contact sur place pour faire le lien avec l'école qui nous héberge, liste des affaires ultra nécessaires pour camper sur place à la Kumbh, trousse de secours et médicaments en prévention, etc...
En fonction de la durée de votre séjour et de vos étapes, le coût d'un tel voyage n'est pas négligeable surtout si vous voulez être hébergé dans de bonnes conditions. Certaines lits confortables dans des tentes bien aménagées à la Kumbh peuvent coûter facilement 200 à 300 euros par nuit ! De manière générale l'Inde se modernise à grands pas et certaines prestations ne cessent de se renchérir pour approcher finalement les tarifs européens.
À quelques jours de mon départ, se produit un fait totalement inattendu : Air India fusionne avec Vistara, deux grandes compagnies indiennes de transport aérien. En conséquence de quoi, Air India décide de modifier son plan de vol, certainement pour optimiser les doublons et annule purement et simplement une dizaine de vols depuis la France à destination de l'Inde. Plusieurs de mes amis qui partent également pour l'Inde, m'appellent en me faisant part de leur désarroi, leur vol vient d'être annulé et la solution de remplacement n'est pas toujours bienvenue en fonction des agendas des uns et des autres. Shiva s'occupe une nouvelle fois de moi et épargne mon vol avec Air India du remaniement en question. L'affaire se serait avérée extrêmement délicate si mon vol avait été repoussé car mon visa n'offrait qu'une courte fenêtre de 3 jours pour rentrer en Inde, sans compter le billet de train perdu pour me rendre à Roissy CDG 2.
Il existe de nombreuses histoires véridiques au sujet de personnes qui n'ont finalement pas pu partir à cause de mauvaises coïncidences, de négligences ou encore par manque de chance : délai d'obtention du passeport trop long, visa non validé, erreur administrative du service des visas, vols annulés ou ratés, maladie invalidante etc...
Finalement je pars le lundi 3 Février 2025 et atterri le demain à Delhi à 10h35 avec une demie heure de retard. Aïe aïe ! Ma correspondance se raccourcit avec seulement deux heures pour prendre un vol intérieur à destination de Varanasi. Je cours dans les couloirs interminables de l'immense aéroport international et arrive à l'enregistrement des services de la douane. Whaouuu ! Un monde fou s'aglutine devant une dizaine de guichets. J'apprécie la situation, ayant l'expérience des entrées précédentes, je juge que je n'ai pas le temps de prendre la file, certainement une heure d'attente environ en prenant la dernière position. Shiva s'occupe de moi et me montre un léger espace entre deux poteaux censés canaliser la file des passagers. Je me glisse dans l'entre deux, courtcircuitant une bonne moitié de la file. Tout de suite je reçois les griefs de deux gaillards qui ne veulent pas ce genre de fraude. Je leur montre mon billet pour Varanasi et les supplie de me laisser passer. Ce sont deux suisses alémaniques qui parlent un peu français et anglais. Je réussis par un discours motivé à les apaiser et je finis par échanger de manière plus sympathique. Ouf ! Heureusement les employés aux guichets concernés font bien leur travail et la file avance assez vite ! Je sors avec mon visa imprimé sur le passeport après seulement une demi-heure d'attente. L'espoir renaît, je recupère au bout d'un quart d'heure mon bagage et file attendre la navette pour aller au Terminal 2 des vols domestiques. Pas moins de vingt minutes de trajet dans le bus car l'aéroport de Delhi est certainement devenu l'un des plus spacieux et des plus fréquentés au monde.
J'enregistre mon bagage, passe le contrôle de sécurité sans encombre et enfin me voilà dans la dernière ligne droite. Hélas ma porte d'embarquement est à l'autre bout de l'aéroport, au moins 3 km d'un couloir interminable. Heureusement un véhicule du genre voiturette électrique de golf arrive dans ma direction, je vise une place libre, je fais du stop et le chauffeur me prend à la volée. Ouf ! À peine arrivé à la porte que l'embarquement démarre. Je suis arrivé juste à temps !
À Varanasi les choses se compliquent, mon hôtel se situe à Banaras Ghât, tout près de Dashashwamedh Ghât et je découvre une ville en pleine effervescence. La ville est remplie de pèlerins qui se rendent à la Kumbh ou en reviennent. La foule est de plus en plus dense et mon taxi me dépose très loin de l'hôtel car la police barre l'accès pour éviter une surcharge du centre ville. Heureusement, mon hôtel a été averti et un guide prend le relais par la commande d'un rickshaw à vélo. Finalement la foule devenant trop dense et les rues trop encombrées, nous continuons à pied avec mon guide qui tantôt fait rouler mon gros sac Kipling, tantôt le porte à même l'épaule. Cette fois-ci, je ne peux éviter la bousculade, mon guide fend la foule en jouant des coudes et en invectivant les récalcitrants, j'essaye de suivre dans son sillage mais parfois je n'y arrive pas et manque de le perdre de vue. Heureusement, mon guide se retourne régulièrement pour vérifier que je suis toujours derrière lui et attend si nécessaire que je le rejoigne. C'est une véritable épreuve, chaque pas coûte énormément en vigilance et en énergie, parfois il est même impossible d'avancer tout simplement à cause d'un embouteillage humain. C'est colossal, je suis confronté directement à la réalité de cette Kumbh, je fais déjà partie prenante de ce flot humain incroyable, invraisemblable. Il faut l'expérimenter pour prendre la mesure de cette foule innombrable qui déferle dans les rues de la ville historique de Varanasi.
Enfin j'arrive à l'hôtel, je n'ai pas économiser à la depense, j'ai payé très cher par avance, une chambre réputée de bon standing avec vue sur le Gange. Je ne suis pas déçu, un balcon privatif me donne une vue imprenable sur les ghâts et le croissant de lune que forme Ganga à Varanasi.
Après 36 heures de voyage ininterrompu, pratiquement sans dormir, je m'écroule et m'endort jusqu'à la tombée de la nuit. C'est alors que je reçois un message WhatsApp d'une participante du groupe qui m'invite à la rejoindre pour manger ensemble. Nouvelle épreuve, impossible de traverser Dashashwamedh Ghât, c'est l'heure de l'Aarti, un rituel en l'honneur de Ganga, très suivi par les pèlerins venus de toute l'Inde. Une foule compacte, amassée sur les ghâts, forme un bloc impénétrable. Je tente de contourner par les ruelles plus en arrière et lutte pied à pied avec une foule considérable. Dans ces moments là, il faut impérativement rester calme, sans quoi votre mental peut générer des pensées anxiogènes voire de l'angoisse. Dans ces moments difficiles, perdu au milieu des mouvements de foule, il faut faire très attention à chacun de ses pas de sorte à ne pas trébucher et tomber maladroitement au sol. Même s'il est vrai que le battement de mon coeur s'est fortement accéléré, je ne veux pas penser à ce genre de problème et m'efforce de respirer le plus calmement possible. Enfin je passe le plus dur, mais mon mobile ne fonctionne plus correctement, je comptais me laisser guider par Google Maps mais c'est impossible car le réseau est saturé par le nombre incalculable de connections.
Heureusement, un indien me hèle pour engager la conversation et rapidement il est d'accord pour me guider à mon lieu de rendez-vous, un restaurant situé sur le toit de la Baba Guest House. Il me conduit au bon endroit et je lui octroie un pourboire pour le remercier de ce service.
Je retrouve Yano, une fille superbe, tout à fait charmante, cheveux grisonnant avec une tenue bien mise. Malheureusement elle est malade et me confie qu'elle a les poumons bien pris depuis une semaine. Aïe, aïe, tomber malade en Inde n'est pas une sinécure car les miasmes y sont souvent virulents et très méchants. Nous mangeons ensemble, faisons connaissance entre deux quintes de toux, puis je retrouve ma chambre assez facilement car la nuit est tombée et les ghâts sont un peu plus dégagés. La nuit est fraîche et humide, je ne me couvre pas assez et dès le lendemain je sens que je suis pris à la gorge, je ressens également une irritation au niveau de ma trachée artère. Yano m'a certainement refilé sa maladie et à peine arrivé en Inde, je suis déjà attaqué par un virus local bien décidé à coloniser mes poumons. Cette affection n'aura de cesse et m'accompagnera tout le long de mon voyage. Heureusement, Shiva s'occupe de moi car une dame française rencontrée à la terrasse de l'hôtel me donne un médicament ayurvédique très puissant pour les poumons. De mon côté, je reprends courage et part pour un nouveau périple en vue de trouver une pharmacie. La foule est toujours aussi compacte et je dois littéralement plonger dans un bain de foule indescriptible pour réussir à m'extirper sur les grands boulevards où je peux marcher avec plus d'aisance. De haute lutte je trouve à acheter du Tulsi Indien de chez Himalaya, un laboratoire ayurvédique très connu, dans une pharmacie qui délivre toute sorte de médicaments sans avoir besoin d'ordonnance. L'accès à la santé et aux médicaments est ici relativement facile et le pays ne manque pas de docteurs ni de structures médicales aussi bien allopathiques qu'ayurvédiques.
Après quelques jours d'acclimatation, je ne sors de ma chambre et y retourne qu'aux moments les plus favorables afin d'éviter la cohue invraisemblable qui ne cesse de se manifester à partir de l'après-midi jusqu'au début de la nuit. En vérité Varanasi fait partie intégrante de la Kumbh car les pèlerins doivent se rendre au Vishvanâth Temple pour y révérer le Shiva Lingam le plus sacré de toute l'Inde. Le Vishvanâth Temple est également appelé le Temple d'or en raison de la présence massive de l'or sur le toit et sur les portes du sein des seins où sied le Shiva Lingam tant vénéré. Par comparaison ce temple est considéré comme la Mecque des Shivaïtes. Les fidèles s'agglutinent ainsi en plusieurs files d'attente pouvant atteindre chacune plusieurs kilomètres, leur temps d'attente durant la journée, sous le soleil déjà chaud en ce mois de février, peut atteindre entre 8 à 12 heures. Autrement dit certains pèlerins démarre la file d'attente le matin, piétine pendant des heures sans manger et arrive au temple seulement durant la nuit ! La ferveur, la résilience et la dévotion des indiens venus en pélerinage est considérable !
Enfin le groupe est maintenant réuni à Varanasi, notre leader est Rodolphe Milliat, un yogi français extraordinaire qui connaît bien l'Inde pour y avoir fait de nombreux séjours et qui a déjà participé à la précédente Mahâ Kumbh Mela de 2013. Problème : il a réservé un bus par l'intermédiaire d'une plateforme sur Internet en payant d'avance mais il lui est impossible d'avoir des informations sur le point de rendez-vous. En effet ce n'est pas tant d'avoir un bus qui est intéressant mais surtout de connaître le lieu de rendez-vous après s'être extrait des rues encombrées par le flot humain. Nous activons donc un plan B par l'entremise du gérant de la Mother Hostel où réside Yano ainsi que d'autres participants du groupe. Gora le patron de cette guest house commande un bus et déclare pouvoir nous guider durant l'extraction à condition de partir à l'heure la plus favorable soit 3 heures du matin.
Le jour J, je me lève à 2 heures du matin pour préparer minutieusement mon sac à dos que je remplis à bloc de tout le nécessaire. Matelas gonflable, bouteille d'eau en inox, pull, maillot de bain, châle, médicaments, casquette, lampe frontale, sans oublier une couverture minimale pour les nuits fraîches. Je mise sur une paire de sandales en cuir qui avait bien tenu, il y a deux ans en Inde du sud ainsi que sur un blouson léger mais super pour le froid avec des grandes poches pourvues de fermeture éclair qui fonctionnent bien. Le sac doit bien faire 5 kilo mais il est étudié pour être porté confortablement. Je réveille le gardien de nuit de l'hôtel qui s'exécute péniblement pour ouvrir la porte principale cadenassée durant les heures de nuit. Me voilà lancé seul dans la nuit pour aller rejoindre le point de départ situé à la Baba Gest House. Je passe par les ghâts et constate qu'à cette heure de la nuit, il y a encore de nombreux pèlerins qui se baignent dans le Gange et font leur prière avec application, le plus souvent en famille ou par petits groupes. Mon allure dénote, mais je passe sans encombre et rejoins un peu avant l'heure dite le point de rencontre pour le départ. Tout le monde est là, Gora donne le top départ et file devant, tout le groupe suit en file indienne à travers les rues de la vieille ville. Il nous faudra une demi heure d'une marche rapide pour atteindre le bus sur Gaudholia Road près d'Assi Ghât. Chacun trouve sa place dans le mini bus et nous voilà parti dans la nuit en direction de Prayagraj. Tout de suite, je remarque la densité du trafic routier malgré l'heure nocturne. En approchant de Prayagraj, le chauffeur décide de quitter la voie rapide à deux fois trois voies car elle semble déjà saturée, il préfère un itinéraire bis qui longe le plus souvent la voie rapide en prenant le risque de tomber sur une vache ou un rickshaw lui barrant le passage, sans compter les scooters et les passants qui traversent la rue car nous sommes ici dans une région densément peuplée.
Le choix est contestable mais c'est le chauffeur qui tient le volant et je prie pour qu'il n'ait pas un accident sur cette route beaucoup plus piégeuse. Comme habituellement en Inde le chauffeur conduit surtout au klaxon abusant sans cesse du son strident de l'avertisseur.
Nous arrivons enfin au bout d'une voie rapide dans un immense parking où atterrissent uniquement les bus et les taxis autorisés. De là, nous nous entassons dans deux taxis pour essayer de nous rapprocher le plus possible. Les chauffeurs connaissent bien les lieux et réussissent à contourner les barrages de police par des routes en terre battue puis par des routes secondaires. Nous sommes finalement déposés à un barrage incontournable de police où les voitures ne passent pas. Pour rester unis, Rodolphe préfère la marche à pied plutôt que de se disperser en plusieurs rickshaws. Il prend une sage décision car le flot humain ne tarde pas à grossir. Nous approchons du fameux sangam, et enfin nous arrivons à la porte d'entrée sud de la Kumbh. Et là, posté en surplomb, je peux voir à plusieurs centaines de mètres devant moi, je mesure alors l'importance impressionnante du flot humain qui se déverse vers l'espace de la Kumbh, nous sommes des millions !
Il faut vraiment le vivre pour le croire, mais la multitude humaine est partout sur des centaines de kilomètres, chacun trouvant à avancer dans un brouhaha gigantesque de hauts parleurs, de klaxon de scooters et de véhicules autorisés à circuler, au milieu d'une multitude de tentes, de chapiteaux, de panneaux multi couleurs affichant le portrait des principaux chefs de tous les groupes religieux venus de toutes les parties de l'Inde.
C'est un spectacle unique, fascinant, totalement décalé par rapport à l'environnement de notre mode de vie habituel.
Rodolphe tente de se repérer dans cet espace immense pour rejoindre notre contact qui nous a réservé une tente au sein d'une section de la Jhuna Akhara. Heureusement Rodolphe arrive à joindre un ami par téléphone qui se trouve déjà sur place dans une tente voisine et suivant les indications, il finit par retrouver le bon chemin et la bonne allée. Après plusieurs heures de marche, nous voilà enfin arrivés à notre campement, le constat est tout de suite assez rude : nous n'avons droit qu'à une tente d'une vingtaine de mètres carré pour 14 personnes. Par contre nous sommes bien reçus et nous pouvons déjeuner copieusement dans la tente principale. Nous apprenons alors que le Mahant de la section qui est un muni très réputé pour son aura de sagesse est déjà parti vers d'autres cieux. À la place, nous héritons d'un baba pas très gracieux qui semble malmené par des quintes de toux aussi bruyantes que compulsives. Il est vrai que le nouveau Mahant s'occupe en permanence d'entretenir le dhuni, un feu sacré qui envoie régulièrement des volutes d'une fumée acre et irritante directement dans ses poumons.
L'endroit où se trouve nos hôtes est particulièrement bruyant, outre les klaxons des scooters et des voitures, une école voisine semble faire un concours de bruit par l'entremise de plusieurs hauts parleurs. Des chanteurs et des percussionnistes se relayent toutes les quatre heures et déversent sans discontinuer des tonnes de décibels en vociférant des mantras chantés. Inévitablement les chanteurs rentrent littéralement en transe pour délivrer le meilleur de leur voix, l'énergie qu'ils mettent dans leur chant est absolument fascinante et captive l'attention de manière irrémédiable. Les mantras ainsi chantés, nuit et jour, 24h sur 24, sans aucune interruption, finit par pénétrer notre mental de manière si insistante que nous vivons constamment dans une récitation intérieure et perpétuelle de mantras.
Le plus marquant fut sans conteste un mantra maintes fois répété et magnifiquement chanté : Sita Râm, Sita Râm, Sita Râm, Sita Râm ....
Absolument prodigieux ! Il faut dire qu'en plus du bruit incessant, les conditions de couchage sont particulières. Nous dormons à même le sol sur un matelas mousse de quelques centimètres d'épaisseur, donc très léger, tête bèche les uns à côté des autres de manière si rapprochée que lorsque quelqu'un bouge il dérange forcément son voisin. En plus de l'insuffisance du matelas le sol se révèle inégal et une grosse bosse me rentre dans le bas du dos de manière très inconfortable. Le sommeil est ainsi très aléatoire et je ressens de plus en plus de fatigue. Enfin au bout de deux nuits de ce traitement, mon dos me lâche et je contracte une lonbalgie assez sévère. Heureusement, j'ai des anti-inflammatoires dans ma trousse de secours et j'en prends dès le matin pour soulager mon dos et continuer à suivre le groupe dans nos ballades à travers les allées de la Kumbh. Je fus néanmoins particulièrement en difficulté, un soir alors que l'effet de mon médicament s'estomppait et j'ai dû serrer les dents durant une marche interminable pour rentrer à la tente.
Enfin c'est le jour tant attendu pour le grand bain du 12 Février coïncidant avec une pleine lune. Nous faisons rapidement notre deuil d'aller rejoindre le sangam, à l'endroit du confluent car nous n'avons pas envie de risquer notre vie dans l'inévitable bousculade pour accéder au bain. Lors de la dernière pleine lune, une énorme bousculade à cet endroit a fait officiellement 35 morts et plus de 50 morts selon des informations non gouvernementales.
Finalement je me retrouve avec Rodolphe et nous allons tous deux au bain le plus près sur le Gange. Nous accédons à l'endroit convoité après une petite bousculade sans trop de danger. À l'endroit du bain, tout le monde trouve, sans problème, une place près de la rive du Gange. Rodolphe se baigne en premier et je suis très ému au moment de me plonger trois fois complètement dans une eau trouble mais présentable avec une température juste fraîche. Après mes trois immersions consécutives, je ne peux m'empêcher d'exulter en criant les bras au ciel un mantra à Shiva : Om Hrim Haum Namah Shivaya ! Des jeunes indiens partagent mon enthousiasme alors que des adultes restent assez interloqués : que fait donc cet étranger à la Kumbh ? Fait quand même remarquable, je ne retrouve pas Rodolphe dans la foule et erre en maillot de bain sur la berge, un tant soi peu perdu et inquiet. Finalement Rodolphe m'attrape par le bras car il n'était pas loin et n'a pas eu de mal à me repérer grâce à ma grande taille. Ma mission spéciale vient de s'accomplir très naturellement et je remercie Shiva de m'avoir fait partager ce moment avec une légende vivante en la personne remarquable de Rodolphe.
Je passe le reste de la journée avec Rodolphe et nous visitons des babas, écoutons les chants remarquables d'un sâdhu bâul et allons rendre hommage à un sâdhu nommé Ganapati Gananand Giri, une vieille connaissance de Rodolphe. Ce dernier est très malade, il ne cesse de tousser et je prends conscience à ce moment combien la vie de sâdhu est rude. Rodolphe m'informe que plusieurs sâdhus qu'il connaissait sont partis bien trop tôt, emportés par des pneumonies chroniques ou des embolies foudroyantes.
Les sâdhus majoritairement des hommes sont spéciaux à la Kumbh, ils ont quitté toutes attaches sociales et matérielles pour vivre totalement nus ou quasiment nus. Organisés en confrérie, ils survivent uniquement de mendicité et se déplacent de campement en campement principalement dans les villes saintes de l'Inde.
Ici à la Kumbh, les confréries de sâdhus sont très nombreuses. En parcourant avec Rodolphe un périmètre restreint, nous en voyons des dizaines et je pense qu'ils sont des milliers dans toute la Kumbh. Certains restent debout avec leur penis enroulé autour d'une pince en acier servant habituellement pour le feu. Un exercice particulier consiste à ce qu'un acolyte monte sur le dos du mortifié pour appuyer ses pieds sur les deux côtés de la pince. Les extrémités de la pince reposent alors sur les cuisses du candidat qui plie ses jambes de sorte à repartir le poids de l'acolyte entre le sexe et les cuisses. L'exercice est tout de même extrêmement périlleux et digne d'une pratique extrême.
Au bout de 3 jours et 3 nuits, je décide avec deux participants et deux participantes de quitter la Kumbh car mon corps donne des signes de fatigue et aussi parce que l'hygiène sur le campement se dégrade terriblement. Certaines filles n'osent plus affronter l'épreuve des toilettes pour leurs besoins naturels tant les lieux d'aisance improvisés sont saturés d'excréments humains.
Après maintes discussions et négociations, notre contact nous promet un taxi qui viendra nous prendre juste à côté de la tente. Après une heure et demi de retard, il arrive enfin et nous partons au petit matin à destination de Varanasi pour retrouver nos chambres d'hôtel respectives. Évidemment nous avions gardé la réservation de nos chambres durant notre absence à la Kumbh.
Je retrouve ainsi Varanasi et sa cohue qui ne désemplit pas. Au contraire, j'ai la nette impression que la densité de la foule a encore augmenté. Cette impression est confirmée lorsque j'apprends que la police a interdit la tenue de l'Aarti jusqu'à nouvel ordre. Les autorités veulent ainsi prévenir une bousculade meurtrière sur le main ghât. En effet, la veille, une bousculade à la gare de Delhi pour un train à destination de Prayagraj a fait 25 morts, principalement des femmes et des enfants. Nous en sommes donc à plus de 75 morts par piétinement ou écrasement durant cette Kumbh.
Il apparaît clairement que cette Kumbh 2025 bat tous les records d'affluence, il s'agit sans conteste du plus grand rassemblement humain de toute l'histoire. Durant les 50 jours, le rassemblement a certainement dépassé les 120 millions d'individus. Le décompte final exact ne pourra jamais être connu, il s'agit d'un chiffre en comparaison de la Kumbh 2013 où l'on avait compté 80 millions de personnes.
Voilà donc mon aventure pour participer à cette manifestation exceptionnelle. J'en retire la sensation d'une énergie extraordinaire, une grande ferveur, une dévotion sincère, un pélerinage authentique grandiose et magnifique.
Ceci étant dit, l'Inde actuelle se développe à grande vitesse au détriment de son environnement. La pollution ainsi que les problèmes sanitaires gâchent sérieusement ce magnifique pays. À part quelques rares endroits dans l'Himalaya et autres régions restées naturelles, toute l'Inde est jonchée d'ordures, les cours d'eau sont insalubres, le ciel présente une chappe de brouillard grisâtre plus ou moins épais, les plages sont grandement polluées au point que la baignade est déconseillée, enfin vous l'avez compris l'Inde ne maîtrise pas sa course effrénée vers la modernité et va se fracasser sur le mur écologique, elle connaîtra alors inévitablement de graves problèmes sanitaires pour sa population entière, soit 1 milliard 450 millions d'individus.
Néanmoins la Kumbh m'a donné la preuve qu'il existe encore une Inde ancestrale et traditionnelle. De génération en génération, l'Inde nous transmet ainsi une sagesse immémoriale et une spiritualité bien vivante. Ses nombreux saints, sages éclairés, êtres réalisés nous donnent encore aujourd'hui un enseignement d'une grande valeur pour l'humanité toute entière.
L'Inde est un vaste pays riche, surpeuplé, complexe, multiple, paradoxal, dangereux et fascinant...
Hari Om
Michel Chauvet